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Bruit

La musique, c’est du bruit arrangé pour produire mélodie et harmonie, faire entendre l’expressivité de l’âme dans toute sa diversité. Comme s’il s’agissait de faire rempart au bruit et de s’élever au-dessus de lui. Avec la société industrielle et ses engins à moteur qui envahissent de plus en plus tant l’espace privé que public, les choses vont changer. Il y aura exaltation des nouveaux environnements bruyants comme étant la musique positive du progrès en marche, de la modernité triomphante. Une vision futuriste s’appuie sur le chant des machines et perturbe l’image que la culture occidentale se faisait de la musique. Luigi Russolo met au point des « bruiteurs », des appareils qui ne jouent pas des notes de musique mais les bruits de la vie. Des compositions symphoniques subissent la contagion, imitant le martèlement des aciéries, le roulement du train ou incorporant des sirènes d’usine.

Plus subtilement, c’est une réflexivité inédite qui s’empare de tous les aspects cognitifs et esthétiques du son. L’oreille est éduquée autant par les bruits qui rythment la vie de tous les jours que par les musiques qui les transcendent en chansons populaires ou œuvres savantes. Des compositeurs vont s’éprendre de ces nouveaux champs sonores à explorer, étudier les sons ordinaires, élaborer des alphabets bruitistes : bruits de portes, de pistons, casseroles, machines à vapeur, charnières, marteaux, etc. Les techniques d’enregistrement sur supports physiques ouvrent la porte à de nouvelles formes d’écriture sonore. Les sons prosaïques de la vie de tous les jours, enregistrés, sont reproduits, découpés, accolés, transformés, assemblés en forme de poèmes, rythmés, répétés en séquences, en boucles emmêlées ou superposées. La bande magnétique et l’ordinateur élargissent considérablement les facultés de transformation des sources sonores qu’exploite la musique concrète.

Au moment où les grandes usines, symbole de l’industrialisation sur le déclin et de chômage massif, s’apprêtent à faire l’objet d’archéologie industrielle, des musiciens rock s’emparent de quelques outils emblématiques. Disqueuses et marteaux piqueurs rejoignent les guitares, basse et batterie traditionnelles dans une démarche ambivalente : pour engendrer une musique violente qui puisse dénoncer un environnement d’aliénation et de prolétarisation mais aussi pour s’approprier cette esthétique industrielle comme un bien inaliénable, incontournable dans la formation de l’identité culturelle de toute une génération.

Les ordinateurs et l’informatique vont donner les moyens de sonder et vomir l’infini du bruit. Le moindre son peut être déconstruit, dérangé, transformé en discordances multipliées jusqu’à la nausée, pixellisé et hurlé. L’image d’un monde de plus en plus assourdissant est renvoyée dans toute sa sauvagerie, relayée par des moyens énormes d’amplification frisant parfois le sadisme. C’est la clameur de l’innommable barbarie qui ne lâche pas l’homme, rejaillissant de l’inconscient de toutes ses machines et inventions technologiques. Le bruit saturé à l’extrême s’approche du silence, ressemble à la nuit primitive de l’antimusique.

En marge de ces manifestations du théâtre de la cruauté sonore, certains artistes tentent des écritures plus poétiques ou analytiques. Par exemple : transformer en percussions tous les organes d’une ancienne chocolaterie ou capter les musiques improbables des bugs informatiques, petites rengaines d’un imaginaire robotique qui déraille et inspire les pratiques musicales électroniques. Le bruit est inépuisable, ses transformations accompagnent les changements sociaux et configurent les nouvelles manières de se sentir appartenir au monde.