THROBBING GRISTLE

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Le langage de l’ennemi est parfois le plus approprié, le plus pertinent, ou simplement le plus flatteur. Ainsi de « wreckers of civilisation », les destructeurs de civilisation, qui est le terme choisi par le parlementaire conservateur britannique Nicholas Fairbairn dans ses diatribes contre le groupe Throbbing Gristle, et contre Coum Transmission, la troupe de performance dont le groupe était une émanation. La formule, qui aurait été d’une prétention crasse si le groupe l’avait lui-même choisie, est devenue pour eux une confirmation, une reconnaissance. Si l’ennemi te hait à ce point, c’est que tu es sur la bonne voie. Et c’est bien de haine et d’ennemis qu’il est question tout au long de l’histoire de Throbbing Gristle.

L’histoire commence dans les années 1960, à Hull dans le Yorkshire, avec la formation de Coum Transmission, une troupe de performance d’avant-garde au personnel flottant, dont les têtes pensantes, et les seuls éléments fixes, étaient le couple formé par Genesis P-Orridge et Cosey Fanny Tutti. Leur carrière de performers s’est assez rapidement transformée en une guerre ouverte contre l’establishment politique et artistique du pays. Accumulant les provocations dans des happenings progressivement de plus en plus sanglants et scatologiques, la troupe allait s’aliéner une grande partie de la presse, du public, et des autorités. Construit sur des bases similaires à celles des Actionnistes viennois de la même époque, Günter Brus, Otto Mühl, etc., le groupe présentait des actions impliquant des performances d’automutilation et des attentats divers aux bonnes mœurs, cherchant la confrontation par tous les moyens. Ce désir de transgression les suivra durant toute leur carrière et les amènera sur des terrains ambigus et dangereux, comme celui d’une fascination pour le totalitarisme, la pornographie ou les tueurs en série. Le groupe changera de nom pour devenir Throbbing Gristle (un terme d’argot désignant une érection) lorsque les deux personnages centraux seront rejoints par deux nouveaux membres, Peter Christopherson et Chris Carter, et se concentreront sur des performances désormais uniquement musicales. Le quatuor nouvellement formé professe un mépris total des conventions musicales. Si les punks prétendent ne connaître que trois accords de guitare, les membres de Throbbing Gristle, eux, déclarent ne pas vouloir en connaître un seul.

Mais malgré ces fanfaronnades, le groupe a beaucoup en commun avec le mouvement punk : sa volonté de tout faire seul, en marge des circuits officiels, son opposition au climat politique de l’époque (la déliquescence de la gauche et le retour de la droite conservatrice avec Margaret Thatcher), son refus de l’autorité et son goût pour l’action directe. Il s’en distingue toutefois sur d’autres points : d’une génération plus vieux que les punks de 1977, ils ne peuvent se retrouver dans la détestation qu’affichaient ces derniers pour le mouvement hippie ou la culture des années 1960, étant eux-même pour la plupart d’ex-hippies. Ils ne partagent pas non plus le nihilisme et l’individualisme revendiqué par les punks. Malgré leurs provocations tous azimuts, le groupe se veut avant tout un outil de libération. Par des tactiques de choc, de déstabilisation, des attaques frontales, ils prétendent « révéler et détruire les blocages et les frustrations à l’ouvrage dans la culture occidentale », sortir le public de sa léthargie, le pousser à l’action. Avec un humour macabre très britannique et une conviction militante dans la valeur rédemptrice et émancipatrice de la transgression, ils additionnent les approches de Georges Bataille, du marquis de Sade et de William S. Burroughs.

La musique de Throbbing Gristle, de son côté, fut un déclencheur pour toute une génération, comme celle des Sex Pistols l’avait été pour les punks. Entièrement tournée vers le bruit et l’agression, elle partageait avec eux un même sens de l’aliénation et une même volonté de confrontation, elle se refusait par contre à tout compromis, refusant par-dessus tout l’option que choisirent ces punks de se tourner vers le passé et la facilité, en revenant au rock’n’roll. « It’s rock’n’roll and we’re not interested in rock’n’roll. We’re not interested in a career in rock’n’roll and we’re only interested in marketing as something for us to play with and parody », déclaraient-ils en 1978 dans une interview avec Bruce Elder. Ils vont au contraire se lancer dans l’expérimentation à tout crin, que ce soit sur le plan du matériel utilisé, des sonorités choisies, des sources sonores. Ils vont ainsi faire grand usage du son brutal de l’environnement urbain et industriel, traquant dans le son l’obscène et le trivial, le sordide et l’obsessionnel qu’ils cherchent pareillement dans leurs textes.

Chris Carter sera l’ingénieur du groupe, inventant et bricolant un matériel à la fois léger, mobile et révolutionnaire. Il construira ainsi pour le groupe un instrument qu’on peut considérer comme un des premiers samplers. Basé sur le principe du mellotron, il comporte un clavier dont chaque touche déclenche une bande magnétique chargée d’échantillons divers : bruits, voix, cris, rythmes, etc. Cet arsenal sonore, cette approche radicalement lo-fi, cet extrémisme bruitiste fera école, et Throbbing Gristle rassemblera autour de lui une série de groupes partageant les mêmes sensibilités. Il fondera également une organisation et un label baptisé Industrial Records, une appellation choisie par Monte Cazzaza.

Si aujourd’hui, le terme musique industrielle est devenu un genre, un label, un terme utilisé à travers le monde, à l’époque il était autant une célébration du bruit de la modernité qu’une critique de celle-ci, il se voulait aussi en opposition au mainstream, à l’industrie du disque (« industrial records against the record industry »). Le manifeste implicite de la musique et de la culture industrielles (que partagent les artistes du label Industrial Records et d’autres artistes de la même époque comme Cabaret Voltaire ou SPK) sera résumé par Jon Savage (en intro de Industrial Culture Handbook, chez Re-Search) en cinq points : autonomie, anti-musique, schock-tactics, accès à l’information (anti-censure, anti-tabous), éléments extra-musicaux. L’anti-musique sera surtout la recherche d’une musique différente (d’où le choix souvent d’une musique électronique, par opposition aux guitares du rock) et l’assujettissement de cette musique à d’autres motivations, à d’autres éléments, à trouver en dehors de la musique. Ces éléments seront tour à tours littéraires, politiques, visuels, rituels, etc. Chaque action, chaque communication sera accompagnée d’un barrage de justification, de notes, de références. Le trait commun sera une volonté de se frotter au monde, d’affronter de face la culture de masse, et les différents visages de l’oppression : l’éducation, les médias, les autorités. La volonté sera d’en dénoncer les fondements pervers et les tentations totalitaires, et d’en tenter la déprogrammation. D’où l’insistance sur la nécessité de toucher le grand public, même si c’est pour le dégoûter définitivement. C’est ce qui avait en son temps motivé le passage de Coum Transmission, trop limité dans le petit monde fermé de l’art contemporain, vers Throbbing Gristle, un intrus dans la culture populaire, un terroriste dans la foule. Leurs tactiques de guérilla, d’intervention dans un lieu, un milieu, qui ne les attendait pas, héritées de leur période happening, étaient leur manière d’agir dans le « vrai monde » et non le monde protégé des connaisseurs.

« We’re interested in information, we’re not interested in music as such. And we believe that the whole battlefield, if there is one in the human situation, is about information. »

Benoit Deuxant



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