Pierre SCHAEFFER


« Nous avons appris à lier le luth au Moyen-Âge, le plain-chant au monastère, le tamtam au sauvage, la viole de gambe aux habits de cour. Comment ne pas s’attendre à une musique du XXe siècle qui soit celle des machines et des masses, de l’électron et des calculatrices ? »
(Pierre Schaeffer, La Musique concrète, 1967)

Quand Pierre Schaeffer crée en 1948 ses fameuses Études de bruits, personne ne peut imaginer la portée de cet acte, probablement un des plus importants pour l’évolution des musiques à venir. Utopie, révolution, concept sans lendemain, quelle que soit la valeur accordée à l’époque à la musique concrète naissante, cette dernière aura depuis intégré tous les champs de la musique, aussi bien populaire (le hip hop bien sûr) que savante (la musique acousmatique par exemple). Dès ses origines, la musique concrète a contribué à un questionnement essentiel, qui court sur tout le XXe siècle, sur la nature des sons musicaux, sur le sens à accorder à des notions telles que rythme et mélodie et sur la pratique instrumentale.

Le parcours de Pierre Schaeffer en fait un défricheur. Après des études à l’École polytechnique, il intègre la Radiodiffusion française où il monte en 1944 un Studio d’essai qui sera le premier lieu de ses expérimentations. En 1949, Pierre Henry le rejoint et commence à composer avec lui. On leur doit la Symphonie pour un homme seul créée lors du premier concert de musique concrète en 1950. Cette œuvre, qui connaît une large audience, sera utilisée pour un ballet interprété par la Compagnie des Ballets de l’Étoile de Maurice Béjart et Jean Laurent en 1955. En 1951, Schaeffer fonde le Groupe de musique concrète, qui devient le Groupe de recherches musicales (GRM) en 1958.

À la fin des années 1950, il compose une série d’études souvent considérées comme ses chefs-d’œuvre : l’Étude aux allures (1958), l’Étude aux sons animés (1958) et l’Étude aux objets (1959). Durant la seconde moitié des années 1970, on lui doit encore quelques pièces dont le Trièdre fertile (1976) et Bidule (1979).

Si l’activité de composition de Pierre Schaeffer est relativement limitée en quantité, c’est en partie parce qu’il a préféré se consacrer à la théorisation de ses découvertes. Outre divers articles, il publie en 1966 le Traité des objets musicaux, une synthèse des recherches entreprises au sein du GRM. Cette somme faisant appel à diverses disciplines telles que la linguistique ou la phénoménologie se fixe pour objectif de mieux connaître le son et d’examiner l’écoute sous divers angles. On lui doit également À la recherche d’une musique concrète (1952), son journal de bord lors de ses investigations électroacoustiques de la fin des années 1940.

On ne peut évidemment passer sous silence qu’en 1954, il fonde avec Charles Duvelle le label d’ethnomusicologie Ocora (Office de coopération radiophonique). Destiné à l’origine à sauvegarder les traditions de villages africains mises en péril par l’introduction de la radio, le label va très rapidement s’intéresser aux autres continents et devenir un des plus prestigieux du genre. Schaeffer meurt en 1995, à l’âge de 85 ans.

Ses pièces les plus célèbres, les Cinq études de bruits (1948), constituent les œuvres originelles de la musique concrète. Chacune ne dépasse pas quatre minutes et porte un titre « programmatique » : l’Étude n°1 déconcertante ou Étude aux tourniquets, l’Étude n°2 imposée ou Étude aux chemins de fer, l’Étude n°3 concertante ou Étude pour orchestre, l’Étude n°4 composée ou _Étude au piano et l’Étude n°5 pathétique ou Étude aux casseroles. On y trouve en germe les principales caractéristiques de la musique concrète : utilisation de sons issus de la vie quotidienne, juxtaposition a priori incongrue d’enregistrements hétéroclites, jeu sur le son par accélération et/ou inversion. Plus que tout, ces études reflètent les interrogations de Schaeffer sur la manière de passer du sonore (qui relève de la perception) au musical (qui dépend d’une structuration par le compositeur). Si l’amélioration du magnétophone va peu à peu conférer aux compositeurs une plus grande liberté de manœuvre, le premier support utilisé par ceux-ci est le disque souple sur lequel sont enregistrés sons et séquences. Pratiquement, les premières tentatives de musique concrète consistaient en un jeu simultané de plusieurs de ces disques sur différentes platines, chacun pouvant être interrompu et/ou repris à n’importe quel endroit, inversé par le changement de sens de rotation de la platine ou encore accéléré lors du mixage. L’enregistrement et l’écoute réflexive participent dès lors pleinement au processus de composition.

L’usage de ce dernier terme n’est pas innocent. En effet, si on prend par exemple l’Étude aux chemins de fer, on constate très nettement une organisation du matériel sonore qui rappelle des formes plus classiques. Sa première partie est un peu conçue comme un thème et ses variations où les bruits de train restent reconnaissables. Un deuxième « mouvement » utilise le même matériau, mais transformé, empêchant ainsi de l’identifier aisément. Enfin, le premier thème est évoqué dans une dernière section.

L’Étude pathétique est peut-être la plus fascinante (car ce nouveau langage musical n’empêche pas la surprise et le plaisir de l’auditeur). Y sont juxtaposés la voix de Sacha Guitry, les bruits d’une péniche, un harmonica et un orchestre balinais de gamelan. Le qualificatif pathétique fait référence au style classique, mais de manière ironique : Schaeffer découvre que n’importe quel son, noble ou pas, peut servir de base à la musique. Le résultat, irrévérencieux et toujours aussi inventif, laisse deviner une réelle jouissance de l’acte créatif qui n’est certainement pas sans rapport avec la manière dont le compositeur a donné naissance à la pièce. Lors d’une séance au studio, Schaeffer choisit quelques vieux disques avant de procéder à leur mixage de façon très spontanée. Dans À la recherche d’une musique concrète, il écrira : « La péniche des canaux de France, l’harmonica américain, les prêtres de Bali se mettent miraculeusement à obéir aux dieux des tourne-disques ; ils forment un ensemble savant. »

Les trouvailles de Pierre Schaeffer ne sont pas de simples vestiges archéologiques, annonciateurs des changements à venir. Elles résonnent encore au XXIe siècle comme des inventions étranges et subtiles, suscitant questionnement et jubilation.

Alexandre Galand



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Glossaire: Bande magnétique (manipulation), Bruitisme , Musique concrète, Pionniers

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