Lou REED


À moins d’être né en 1995 ou de débarquer d’une autre planète, quand on aborde Metal Machine Music, il faut d’abord traverser un épais rideau de fumée lié à la réputation du disque. Comme dans le cas de beaucoup d’œuvres extrêmes ou, donc, parfois réputées comme telles (de Salò ou les 120 journées de Sodome de Pasolini aux happenings actionistes filmés par Kurt Kren, de l’écran noir de Branca de Neve de João César Monteiro et des musiques onkyo « de la note toutes les vingt minutes » aux hurlements malsains et provocateurs de William Bennett de Whitehouse), le « Qu’en dira-t-on » et le « Qu’en a-t-on-dit » occultent le « Qu’y a-t-on-entendu » et le « Qu’y a-t-on-vu ». Les restes d’odeur de soufre, les échos rapportés de vieux scandales, des entrelacs d’anecdotes, de rumeurs et de légendes urbaines non vérifiées continuent à être colportées, copiées-collées, et à faire office de vérité.

Dans le cas de l’orage électrique du double album instrumental Metal Machine Music sur lequel, en 1975, Lou Reed tourne radicalement le dos à sa maîtrise d’une certaine orfèvrerie pop (de 1972 à 1974 : « Walk on the Wild Side », « Satellite of Love », « Vicious », « Caroline Says », etc.), l’étonnement, l’incompréhension, voire le rejet, de la part du public ont trouvé leurs antidotes dans deux de ces historiettes qu’on aime à raconter aux enfants avant qu’ils ne s’endorment pour qu’ils ne fassent pas de cauchemars. La première : Metal Machine Music comme « foutage de gueule ». La seconde : Metal Machine Music comme majeur tendu par Lou Reed, à l’époque à un disque de la fin de son contrat avec RCA, à l’adresse de ses patrons. Des rumeurs bien sûr, explicitement ou implicitement, entretenues par le caractère souvent cabotin, manipulateur et pince-sans-rire d’un musicien qui avoue s’être régulièrement amusé à colporter de fausses informations à son propre sujet, au point de ne pas toujours arriver à décoller les différentes couches de légendes et de vérités qu’il avait lui-même mises en place.

En juillet 1975, la même semaine que Discreet Music de Brian Eno, Metal Machine Music sort en double LP, en eight-track cartridge (ancêtre surtout américain de la cassette, à destination privilégiée des autoradios) et même en double LP quadriphonique. Plus de 100 000 exemplaires de l’album sont précommandés, pressés et envoyés dans les magasins. Mais devant le nombre de plaintes ulcérées de clients et la quantité de disques renvoyés par les disquaires à RCA, la firme décide, au bout de trois semaines, de retirer cet objet d’infamie de son catalogue et, dans la foulée, menace Lou Reed de ne plus jamais voir ses enregistrements publiés. De début août 1975 à 2000, ce disque mythique n’aura survécu que via les vinyles sauvés du pilon (même si, vu le pressage de départ plus que conséquent, le disque n’a cependant jamais été rare) et des versions CD pirates au son plus que douteux. Ce qui ne l’aura nullement empêché de marquer ou d’inspirer plusieurs générations de guitaristes électriques d’obédience bruitiste, de la No Wave new-yorkaise et de Sonic Youth à l’école néo-zélandaise liée au label Corpus Hermeticum (Dead C, Gate, etc.) en passant, dans une veine plus pop et éthérée, par My Bloody Valentine dans l’Angleterre des années 1990.

Cependant, au début des années 2000, pas mal de choses se passent autour d’une certaine réhabilitation de prestige de ce disque mi-culte, mi-maudit. Pour son vingt-cinquième anniversaire, une édition CD « remastérisée » et adoubée par l’auteur voit le jour tandis que, parallèlement, Ulrich Krieger entreprend le projet fou d’une transcription écrite de Metal Machine Music pour l’ensemble Zeitkratzer (une dizaine de musiciens : cordes, cuivres, piano, accordéon, percussions). Le 17 mars 2002, juste avant la première présentation publique de cette version orchestrale, sur la scène du Berlin Festspielhaus, un Lou Reed visiblement très content d’être là répond en public aux questions de Dietrich Diederichsen et revient de manière très claire sur la genèse de son disque.

« J’étais amoureux du son de feedback [effet Larsen] des guitares électriques. Je vivais dans un loft où il y avait beaucoup d’instruments et pas mal d’amplis. J’avais découvert un accordage que j’appréciais beaucoup et j’aimais poser la guitare contre l’ampli et la laisser “se jouer elle-même”. Puis, j’ai décidé d’essayer un autre accordage sur une autre guitare et de la poser contre un autre ampli. Ensuite, j’ai essayé de voir ce que cela donnait en combinant le son des deux guitares. Leurs feedbacks- induisaient une boucle, puis deux boucles qui en formaient une troisième… Une cinquième… Une septième… Et ainsi de suite. […] C’est une musique physique (ce qui se passe quand une vague de son rentre en collision avec une autre vague de son) que j’ai enregistrée sur un magnétophone à bandes. J’aime la manière dont les vibrations sonores affectent directement le corps. Il vaut mieux écouter cette musique sur des enceintes à un certain volume. Pas avec des écouteurs. Sinon, on rate cette physicalité du son. […] J’aimais tellement la guitare que je voulais faire quelque chose qui ne soit pas une chanson. Mais je suis un songwriter et à l’écoute prolongée de ces sons de feedback, je voyais apparaître des patterns. Quand ces structures m’intéressaient, j’essayais de les dupliquer, de les recréer. […] Si vous prenez le temps d’écouter cette musique vous y entendrez ces mélodies. Ce n’est pas juste un assaut, une attaque atonale à votre encontre. C’est plus complexe que ça. […] La musique est là et reste là mais la manière dont vous l’écoutez dépend de vous. Vous l’écoutez comme vous le voulez. Il n’y a personne à côté de vous pour vous surveiller. »

Philippe Delvosalle



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