INCAPACITANTS


Si le Japon est désormais reconnu pour historiquement constituer une des patries du noise, au point d’avoir enfanté des genres spécifiques de la musique bruitiste (japanoise, onkyo), Hijokaidan fait figure de pionnier. Hijokaidan (littéralement : « escalier d’urgence ») est un projet du guitariste Yoshiyuki « Jojo » Hiroshige (du label Alchemy Records, Osaka), seul membre permanent de la formation qui a compté de deux jusqu’à quatorze membres à ses débuts – les membres réguliers sont essentiellement la femme de Hiroshige, Junko, et Toshiji Mikawa (Incapacitants). C’est à la fin des années 1970 qu’émerge le groupe, au travers de performances virant vers le chaos le plus total : destruction de l’équipement audio, dégradation des lieux, jets d’ordures ou de mictions, etc. La musique va peu à peu prendre le dessus sur l’action ; vacarme et bruit blanc s’imposent comme l’univers sonore dans lequel continuera d’évoluer Hijokaidan. La scène y apparaît comme un espace de liberté absolue. Les cris stridents de Junko se mêlent aux larsens et à la saturation du guitariste Jojo, à l’arythmie du batteur Futoshi Okano, et à la démence électronique de Fumio Kosakai et Toshiji Mikawa.

Kosakai (par ailleurs membre de CCCC) et Mikawa sont également les membres du duo Incapacitants. Ce groupe bruitiste formé en 1981 se destinait à la production de bruit « pur », dégagé de toute influence ou idée musicale et sans autre forme d’intention. À cause de leurs professions (employés de banque), les deux membres d’Incapacitants n’ont pu effectuer que rarement des tournées à l’étranger, mais comptent néanmoins parmi les groupes les plus connus de la scène bruitiste japonaise des années 1980, aux côtés de Boredoms, Solmania, The Gerogerigegege, Merzbow et Masonna. Représentant l’incapacité musicale dans toute sa splendeur, les performances du duo déploient une énergie communicative malgré le peu de moyens utilisés : larsen, voix et instruments électroniques démultipliés par une quantité d’effets inondent l’espace d’écoute.

Quelques années plus tard, c’est au tour de Yamantaka Eye, le futur leader de Boredoms et hurleur attitré de John Zorn sur les albums de Naked City, et du guitariste Mitsuru Tabata, futur Boredoms mais aussi et surtout futur guitariste du groupe de sludge metal Zeni Geva, qui influencera toute la scène japanoise (Melt-Banana, Boris, etc.), de créer un groupe ultrabruitiste, sous le nom Hanatarash – initialement Hanatarashi (morveux, en japonais). Le groupe fut fondé en 1984 à Osaka suite à leur rencontre à un concert du groupe de musique industrielle allemand Einstürzende Neubauten. Hanatarash était connu pour ses concerts durant lesquels le public se trouvait fréquemment dans des situations périlleuses, au point qu’il lui avait été demandé, lors d’un concert à Tokyo en 1985, de signer une décharge à cause des possibilités de blessures occasionnées par le spectacle. Les performers eux-mêmes s’exposaient au risque d’accidents et de blessures. Un soir, une partie de la salle fut détruite par l’utilisation d’un bulldozer sur scène. À une autre occasion, Eye s’apprêtait à lancer un cocktail Molotov sur la scène.

En regard de ces projets singuliers du bruitisme japonais hyper-extatique, difficile de ne pas évoquer Masonna, autre figure majeure de cette scène japanoise. Masonna (parfois considéré, entre autres interprétations, comme l’acronyme de Mademoiselle Anne Sanglante Ou Notre Nymphomanie Auréolée) est le projet de Yamazaki Maso, démarré en 1987. Maso fonde à cette époque le label indépendant Coquette, sur lequel il sort plusieurs cassettes (vendues par correspondance), et publie ses premiers enregistrements sur le label Vanilla Records entre 1989 et 1990. Dès ce moment il s’affirme dans la scène underground grâce à une série de disques aux tirages extrêmement limités et de multiples présences sur des compilations, tant au Japon qu’en Europe et aux États-Unis. C’est son interprétation unique du hard rock, death metal, hardcore punk, grindcore ainsi que de la musique électronique noise en un genre unifié qui le mène à développer son style incomparable. À l’aide d’un micro et de quelques pédales d’effets, il produit cris et sons acérés en une tempête sonore ultra-agressive. C’est en 1991 que Masonna commence à présenter de véritables performances live. S’il a mené de nombreuses collaborations, il est surtout connu pour ses prestations en solo : seul en scène, il incarne l’ultime one-man rock band, en tant que canalisation et décharge de l’énergie d’un seul homme. La performance physiquement intense est considérée chez lui comme un condensé d’énergie – il faut démarrer à 100 % et cesser à 99 %, même si cela ne dure que quelques secondes.

Ces cas de pratiques bruitistes ultraviolentes révèlent une hystérie exutoire sans précédent, bien qu’on puisse historiquement les rattacher à une tradition d’un art basé sur les procès de destruction – tant physique que conceptuelle, du matériel comme des codes (on notera l’anecdote selon laquelle Masonna dit puiser son intérêt pour le noise dans les bruits de destruction qu’il entendait à la télévision alors qu’il était enfant). On pense automatiquement à Dada comme à la néo-avant-garde des années 1960, dont Fluxus – qui gagna le Japon –, l’ « auto-destructive art » de Gustav Metzger initié dès 1960, ou les Neo-Dada Organizers, groupe fondé en mars de la même année au Japon – sous l’impulsion, notamment, d’Ushio Shinohara. Proche des tendances anti-art de l’époque (les journalistes qualifièrent la tendance hangeijutsu (« anti-art »), puisqu’à l’image de la dérision néodadaïste occidentale, ils travaillaient un art du rebut, du happening et de l’anarchie), le groupe proposait des actions par lesquelles il remettait en question la société par un état de désenchantement, puisant leur énergie dans les forces de destruction. Le harsh noise d’Hijokaidan, Incapacitants, Hanatarash ou Masonna exprime à son tour la volonté d’une expression en puissance, cathartique, où le retour à une musique physique, incarnée, devient l’objet même de la pratique, moins attentive aux questions formelles qu’à sa valeur expérientielle – une expression vitaliste, une pure dépense ou expression de l’énergie (« En tant que source d’énergie, l’être est une colère a priori », Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves). En cela résident sans doute toute la force et la légitimité de ce performantiel, comme la puissance de l’insubordination noise.

Sébastien Biset



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