parcours

GENRE

Pour un nouvel entendement

Plus que jamais la question du genre se pose dans tous les termes du politique, de la culture, du social, de l’économie. C’est bien le socle, tout le système de pensée occidental qui se trouve ébranlé. Que l’on soit « pour », « contre » ou sans avis sur les études de genre qui tentent de mettre à jour les stéréotypes sexués inculqués dès le plus jeune âge, et les politiques qui tentent de les contrer ou les dépasser, on ne peut ignorer l’ampleur et l’importance du débat, et l’impact de tels conditionnements.

La littérature sur le sujet est abondante. On ne compte plus les livres et articles qui paraissent sur la question, des stéréotypes profondément ancrés aux manifestations des cultures queer, transgenre, et autre déclinaisons et apparentés. Il faut aussi compter sur un certain nombre de films et documentaires, qui sensibilisent au débat. Parmi ceux-ci, La domination masculine de Patric Jean (un reportage aux allures légères sur l’illusion de l’égalité homme/femme) ; The Celluloid Closet de Rob Epstein et Jeffrey Friedman (une sélection d’une centaine d’extraits de films commentés, montrant la façon dont Hollywood sut mettre en scène l’homosexualité) ; Gendernauts de Monika Treut (un voyage dans le monde des individus transgenres, en compagnie de Sandy Stone) ; ou encore la Ballade de Genesis et Lady Jaye, de Marie Losier (le portrait hors du commun d’un être transgenre, le portrait d’un couple, d’une histoire d’amour, d’un projet et d’un style de vie).

Le champ musical se voit lui aussi le lieu des dépassements et du relativisme ; ici et là les frontières sont perturbées, musiciens et publics font fi des déterminismes et des représentations genrées. Et puisque les déterminismes s’enracinent le plus souvent en amont de la culture qui l’entérine, à sa source, ce sont aussi les traditions les plus inscrites, ancrées, qui doivent évoluer. À titre d’exemple, la musique traditionnelle en Grèce (paradosiaka) s’est récemment renouvelée en déjouant les stéréotypes de genre selon lesquels certains instruments étaient exclusivement réservés aux hommes. Des femmes ont désormais accès au métier d’instrumentiste professionnel jusque-là uniquement masculin. Une enquête menée auprès de ces pionnières révèle les stéréotypes de l’instrumentiste « au masculin » auxquels ces femmes se trouvent confrontées, ainsi que les stéréotypes de « féminité » qui leur sont renvoyés dans le cadre de leur pratique professionnelle. Afin de défier ces stéréotypes, ces femmes mettent en place des discours de légitimation et usent de leur féminité. Elles s’efforcent ainsi de rendre possible la pratique d’instruments traditionnels par des femmes. (à ce sujet)

Il s’agit ici pour la femme de conquérir des territoires autrefois réservés. Il y va d’une revendication devant instaurer une parité entre les sexes, ce qui n’est pas encore, tout à fait, une histoire de « genre ». Il en va ainsi des actions à caractère « féministe », le féminisme se définissant comme l’ensemble des idées politiques, philosophiques et sociales cherchant à définir, promouvoir et établir les droits des femmes dans la société et dans la sphère privée en combattant les inégalités dont les femmes sont victimes. Aussi voit-on depuis quelques décennies déjà des formations musicales revendiquer ce caractère féministe, à l’image – pour ne citer qu’elles – de Disband, groupe de performance né à New York en 1978, composé d’Ilona Granet, Donna Henes, Ingrid Sischy, Dianne Torr et Martha Wilson, et, à leurs débuts, Barbara Ess, Daile Kaplan, et Barbara Kruger. Quoiqu’adoptant la forme et l’attitude d’un groupe rock, ses membres sont artistes plutôt que musiciennes, ce qu’elles revendiquent parfaitement en se présentant comme un « all girl conceptual art punk band of women artists who can’t play any instruments ». Se produisant dans des lieux d’art, elles diffusent entre 1978 et 1982 leur no wave a cappella à connotation féministe (« Every Girl », « Hey Baby », et « Fashions »), et furent de nouveau réunies en 2008 au PS1 Contemporary Art Center dans le cadre de l’exposition Art Wack! et la révolution féministe (année de la publication d’un DVD de leurs performances, venant combler une absence totale de discographie).

L’art passant pour un terrain privilégié de la revendication politique, il est l’occasion d’une affirmation qui ne puisse être contredite, un espace de liberté, une aire intermédiaire d’expérience et de communication où l’expression ne peut être entravée. Il faut admettre que, parfois, l’œuvre s’efface derrière la revendication ou la connotation par trop féministe, au risque de voir l’expression musicale se réduire au slogan. Aussi nécessaires soient la défense du droit de tous et la lutte contre les inégalités et les stéréotypes, ces formes de l’engagement politique courent le risque de la négligence poétique. Aussi y a-t-il une mesure à trouver, un équilibre garant de la pertinence de l’œuvre, dans ses qualités de message et d’expression formelle. Peut-être est-ce là ce qu’illustrent certaines performances de Charlotte Moorman, violoncelliste du mouvement Fluxus qui sut mettre à nu le corps de l’interprète, sans jamais perdre en simplicité et poésie. Ce qu’illustre également, mais tout autrement, l’un des monument du free jazz, « Blasé », d’Archie Shepp, dont le texte chanté de Jeanne Lee mérite d’être écouté comme un manifeste féministe et, dans une certaine mesure peut-être, une critique de l’improvisation : modèle libertaire et égalitaire d’un dialogue « libre », l’improvisation n’en échappe pas moins aux divisions sociales de genre, voire contribue à les reproduire en son sein. (lire à ce propose l’analyse d’Eric Lewis, « ''Blasé’' de Jeanne Lee et la politique de l’identité », dans Textuel n°60 (2010), “L’improvisation, ordres et désordres”).

Il en va encore autrement de toutes ces femmes qui, jusque dans les registres les plus pointus de la musique électronique ou d’expérimentation, ont su se caractériser par une recherche et une invention singulières, défendant par-là – sans nécessairement la revendiquer ou choisir la voie contestataire –, la place de la femme dans un domaine qui lui est longtemps resté, celui de la composition musicale (voir à ce sujet l’œuvre d’Elisabeth Lutyens). Jusqu’à la deuxième moitié du 20e siècle, peu ont eu accès à un enseignement ainsi qu’à des moyens financiers ou techniques leur permettant d’envisager une carrière de compositrice. La musique électronique n’a pas échappé à cette règle. Cet univers, dans lequel la technique et la technologie, considérées comme des attributs masculins, jouent un rôle capital, a rarement fait de la place aux musiciennes ou reconnu leur apport créatif. L’histoire retient malgré tout l’œuvre de certaines pionnières. D’Ada Lovelace, Johana Beyer, et Bebe Barron à Daphne Oram, Pauline Oliveros, ou Eliane Radigue, nombreuses sont les compositrices qui intégrèrent (ou créèrent) les studios et centres de recherches en musique électronique. Il faut aussi compter sur le travail récent de plusieurs labels qui surent mettre à jour et valoriser ces documents que médias et labels n’ont peut-être pas suffisamment sut porter, en des temps moins ouverts et sensibles aux différenciations genrées. On peut évoquer à ce titre l’œuvre de Lily Greenham, pionnière dans le domaine de la poésie concrète, écrivain, artiste visuelle et compositrice de musique électroacoustique, perdue dans les traverses d’une histoire masculine (on la retrouve dans les cassettes qui accompagnent 'Poésie sonore internationale’ d’Henri Chopin, mais aussi aux côtés de John Tchicai, Barry Guy, Hugh Davies, Peter Cusack ou Max Eastley). Le label Paradigm donna récemment l’occasion de (re)découvrir l’œuvre de cette artiste, qui a développé des relations entre techniques électro-acoustiques et langage, en limitant son matériau à la seule voix humaine.

Dans les champs de l’expérimentation ne manquent donc pas les œuvres de femmes qui par leur singularité échappent aux déterminismes de styles et de genres, dans tous les sens du terme, que l’on pense encore à Andrea Neumann, Ellen Fullman, Diamanda Galas ou Cosey Fanni Tutti. Maja Ratkje s’illustre, elle, comme une femme parmi les hommes, en passant pour la « sirène » de la musique d’improvisation bruitiste et vocale (voir aussi son activité au sein de Fe-Mail). D’autres jettent le trouble et se jouent de l’indistinction, faisant de l’ambigu un thème de recherche à part entière (l’ambiguïté sexuelle dans la musique est une tradition en soi, de la figure du castrat au XVIe siècle à David Bowie, Alice Cooper, Klaus Nomi, Queen, etc.), comme Terre Thaemlitz ou le duo Genesis et Lady Jaye, dont les œuvres investiguent la problématique du genre comme le lieu d’invention et d’affirmation des identités et des individualités. Et par leur radicalité, certaines figures du réductionnisme (onkyo) ou taciturnisme, en réduisant le son à sa plus pure expression (en donnant à entendre les bruits secrets des technologies, délicats larsens, fréquences, parasitages, tensions, intensités, variations microtonales), déchargent la musique de ses nombreuses couches de significations prédéterminées, qui empêchent l’appréciation de son essentialité : la fréquence, l’onde propagée. Aussi, où se trouve le masculin, où se trouve le féminin, dans la musique de Toshimaru Nakamura ou de Sachiko M ? Par une réduction au zéro de l’expression, en laissant le son être pour lui-même, on le libère des représentations sociales au profil d’un nouvel entendement, comme « façon d’entendre », mais surtout de « tendre, tourner son attention vers », cette faculté psychique intellectuelle qui permet d’approcher, de percevoir et de saisir les problèmes et les situations.

Sebastien Biset