D’Andrea Neumann, pianiste de formation jazz et classique née en 1968 à Freiburg et active depuis une petite quinzaine d’années au sein d’une scène berlinoise et internationale d’improvisation « à fleur de silence » (Annette Krebs, Axel Dörner, Toshimaru Nakamura, Sachiko M, etc.), on dit parfois qu’elle joue du « piano préparé ». Ce n’est pas faux mais il serait plus exact de dire qu’elle joue d’un « cadre de piano (préparé) » – comme des entrailles d’un piano, d’un Innenklavier (piano intérieur, du nom d’un de ses albums sur A Bruit Secret en 2002). Une fois séparé de la boîte en bois noble et des mécanismes (clavier, marteaux, pédales, etc.) qui d’habitude y sont fonctionnellement attachés, le cadre métallique, les cordes qui y sont tendues et la table d’harmonie deviennent une sorte de grande harpe ou cithare posée à plat et bien plus facile à transporter en tournée qu’un piano entier. Andrea Neumann en fait résonner les cordes au moyen de multiples objets (fourchette, gratton à vaisselle, etc.) et en souligne et modifie les sons par le processus d’amplification (via micros contacts et table de mixage).
En 1929, à la toute fin de l’ère du cinéma muet, entouré de son frère Kurt et des futurs grands noms du cinéma hollywoodien Billy Wilder, Edgar Ulmer et Fred Zinnemann, Robert Siodmak réalise à Berlin son premier opus : Menschen am Sonntag ( Les Hommes le dimanche ). Tourné avec des acteurs non professionnels jouant à peu près leur propre rôle, barbotant dans les eaux troubles à la limite entre fiction et documentaire, le film dont on a souvent dit qu’il préfigurait avec quinze ou trente ans d’avance le néoréalisme ou la Nouvelle Vague, conte l’histoire simplissime de quatre jeunes Berlinois (un représentant en vins, un chauffeur de taxi, une figurante de cinéma et une vendeuse de disques) qui, sans oublier leur phonographe portable, partent passer un dimanche de badinage et de farniente sensuel à la plage, au bord du Nicolasee. Le rapport entre ce film et Andrea Neumann reste ténu (une certaine ressemblance physique avec les actrices du film, la présence forte de Berlin et – malgré le caractère muet du film – de la musique) mais ce lien se clarifie avec le deuxième film de Siodmak qui sort quelques mois plus tard, à la fin de l’année 1930.
Scénarisé par Imre (le futur Emeric) Pressburger, Abschied (_Adieux_ ; sous-titre : Ainsi sont les hommes) dresse en une stricte unité de temps (une soirée, de 19h00 à 20h15, correspondant à la durée du film) et de lieu, le portrait plutôt noir d’une pension de famille berlinoise décatie dont le nom ronflant (Pension Splendid) ne correspond plus qu’à un lointain souvenir. Abschied est un de ces films du début de l’ère sonore (comme quelques films soviétiques de Barnet ou Dovjenko de la même époque) qui ne se résout pas à n’être que bavard mais qui, au contraire, cherche à expérimenter toutes les possibilités de ce nouveau cinéma. « La proximité est étouffante, d’abord sensible par la piste sonore : les parois sont minces ; une polka jouée par le pianiste bohémien parcourt tout le film – quand ce n’est pas une valse triste (la fiancée du musicien a préféré épouser un homme d’affaires). À cela s’ajoutent les pas des pensionnaires, leurs commérages, les rires gras ou hystériques, les piaillements de la logeuse, le chant qui déraille de la domestique, les coups de marteau ou de sonnette, le bruit assommant de l’aspirateur, etc. » (Hervé Dumont, Robert Siodmak : le maître du film noir, L’Âge d’homme, 1990).
Presque quatre-vingts ans plus tard, en 2008-2009, Andrea Neumann donne sa version – sans images et, sans doute, moins pessimiste – de ce vivre-ensemble berlinois. Pappelallee 5 (5 allée des Peupliers) est l’adresse, au centre de Berlin, un peu au nord d’Alexanderplatz, de la maison de musiciens où elle habite. Ce disque, fait d’une seule longue plage d’une demi-heure, est né d’une impossibilité (celle du silence, dans ce logement où les musiques jouées ou écoutées par ses colocataires finissent toujours par passer à travers les murs). Mais la musicienne a décidé de retourner le problème comme un gant pour tenter d’en faire une contrainte positive de création. La manière dont les jeux de guitare et de trompette de ses voisins Tony Buck et Axel Dörner ou l’accompagnement d’un élève flûtiste par son amie pianiste Angela Ballhorn ou encore le disque des Fuck Buttons, le duo électronique de Bristol, qu’écoute sa cohabitante Ekke Pilz, sont captés par ses micros contacts et se superposent à sa propre improvisation, fait partie intégrante de l’idée de cet album, marqué par de très grands écarts dynamiques entre silence et bruit. Dans une sorte de mouvement d’inversion de la perspective, on retrouve ici à la fois l’attitude « micro vers macro » (l’amplification de sons ténus, grattements graciles et autres frottements furtifs) habituelle de la démarche de l’artiste et un élan « macro vers micro » plus inhabituel pour elle, correspondant cette fois à la présence fantomatique, étouffée, tempérée et filtrée par les murs, les planchers et les cloisons de la maison, de sons a priori plus forts mais captés à distance.
(Philippe Delvosalle)