Toshimaru NAKAMURA

  • EGRETS (XN027E)

Toshimaru Nakamura participe de la scène de musique improvisée électronique japonaise, dont nombre de représentants émergent dès la fin de la décennie 1990. Membre avec Jason Kahn du duo Repeat, on le retrouve aussi à l’occasion aux côtés de Yoshihide Ōtomo, Sachiko M, Taku Sugimoto, Tetuzi Akiyama, Axel Dörner, eRikm, Andrea Neumann et Keith Rowe. Designer sonore de formation, Nakamura se détourne de la guitare pour se livrer à une forme d’improvisation libre pour le moins ascétique, nourrie d’un besoin de vide contrastant ou résistant aux surenchères du monde moderne, prenant par là le contre-pied des formes bruitistes extrêmes auxquelles le japanoise nous avait habitués. Plus particulièrement, on rattache aujourd’hui la pratique de Nakamura à la tendance dite de l’Onkyo, aux côtés de Sachiko M, Yoshihide Ōtomo ou Taku Sugimoto. Cette tendance se caractérise par un jeu très calme, extrêmement minimaliste, pour ne pas dire inexistant. Cette forme de réductionnisme est poussée à l’extrême dans une économie des moyens lorsque Nakamura se contente d’user comme source sonore une table de mixage, bouclée sur elle-même, transformant cet outil « intermédiaire » en un véritable « instrument » ( no-input mixing board ). Radicalisant un principe formel, il manipule les immatérielles interférences qui affleurent. Questionnant radicalement la pratique musicale électroacoustique ou électronique, en la réduisant à sa base, cette « discreet music » donne à entendre les bruits secrets des technologies, leurs bugs, parasitages, tensions, intensités, variations microtonales à certains moments conjuguées à d’étonnants moments rythmiques, boucles et répétitions.

Que recouvre ce dépouillement, cette radicalité ? Pour les uns, c’est une affaire qui ne concerne plus réellement la musique, ce n’est que provocation, facilité, canular ou absurdité adoptant les traits d’une pratique d’avant-garde. Pour les autres, au contraire, c’est une phase logique de la modernité musicale, qui, loin de faire fi des traditions, renoue avec certains de leurs éléments fondamentaux. En effet, entre des sons ne « disant » rien, et une musique s’épuisant en leur pure activité, un immense champ d’action reste ouvert : non celui du dire, mais celui du sens. Aussi, l’intérêt accordé à l’activité des sons élémentaires appellerait autre chose. Cette nouvelle musique recherche cette nouvelle écoute, et propose à l’auditeur de percevoir le son pour lui-même, là, parfois, où on ne l’attend pas, de sorte que le son ne se perde plus dans le sens (le langage) ni dans la jouissance distraite. Plutôt qu’une fin en soi, cet apprentissage serait une préparation, une régénération de l’oreille moderne, opérant par provocation, ouvrant sur une nouvelle incarnation du sens. Le but est de provoquer l’oreille par l’extrême, en vue d’une errance dialectique entre le musical et le non-musical. Cette esthétique de la réduction viserait donc à mettre en place les conditions optimales d’une liberté créatrice, dégagée de tout carcan, de toute contrainte et de tout a priori logique et culturel. Aussi, le seuil du silence qu’affectionnent réductionnistes et taciturnistes n’est plus absence, manque à redouter et à cacher ( horror vacui ), mais plutôt un des instants où s’affirme notre existence historique, culturelle et biologique. Au fond, cette pratique retrouve les principes fondamentaux de la modernité artistique. Le modernisme en art aurait été un éloge de la racine : la radicalité moderne s’exprime par un désir de réduction, de soustraction, d’épuration, de désœuvrement (l’inconscient pour le surréalisme, le choix du ready-made duchampien, le silence de Cage, les white paintings ou la perspective moderniste en peinture, ou, à l’opposé en termes de présupposés esthétiques, la situation vécue situationniste, l’axiome « art = vie » de Fluxus, etc.). Les manifestes artistiques appelèrent à un retour à l’origine de l’art ou de la société, à leur épuration afin d’en trouver l’essence, de fonder un nouveau langage, manifestant une passion du commencement, une nécessité de faire le vide, table rase, comme condition même d’un discours qui inaugure et sème les graines de l’avenir : la racine. On se gardera cependant d’assimiler trop rapidement cette tradition essentiellement occidentale au contexte oriental, particulier et propre, aux traits culturels spécifiques ayant probablement nourri et imprégné la pratique ascétique de Nakamura.

Enfin, il est à noter que ce dépouillement, aussi extrême soit-il, ne signifie pas que le geste est absent, dans un éloge de la machine et d’une technologie qui « parlerait » d’elle-même. Faire entendre le son du dedans, la vie à l’intérieur de la machine, les flux qui l’irriguent, presque silencieusement, cela nécessite une intervention, aussi minimale soit-elle. Aussi la machine reste-t-elle soumise (subordonnée) aux choix et orientations de l’artiste. Ce geste de l’usage ou du détournement nous rappelle qu’il s’agit bien d’une action intentionnelle visant à extorquer le son de l’objet. En cela y a-t-il performance. Cette musique est donc directement « jouée » et s’offre comme traditionnellement à l’expérience live. Aussi se différencie-t-elle nettement des musiques électroacoustiques les plus formalistes – acousmatiques par exemple, dont l’unique but est d’être fixées sur support puis projetées (le jeu ne concerne ici que la spatialisation du son). Ceci confère à cette pratique une qualité pragmatique qui fait défaut à certaines musiques électroniques ou électroacoustiques actuelles, orientées vers le formalisme pur ou, à l’inverse, le divertissement. On pourrait cependant s’étonner de la nécessité de constater in visu ce traitement minimal de la vie acoustique de la machine. S’il n’y a rien à voir, et à peine à entendre, quel intérêt y a-t-il à vivre cette expérience, hic et nunc ? Cette musique ne se destinerait-elle pas idéalement au support, à l’écoute différée ? Elle peut l’être, et les enregistrements existants l’attestent, mais elle court alors le risque de sembler déshumanisée, simple empreinte technologique, ce que nuance ou contredit la performance situant l’action du performeur sur la machine, rappelant la nécessité du geste. Elle rappelle que la machine seule n’exprime rien, sans la présence de l’homme pour la subordonner à son intention créatrice. Parce qu’il n’est pire cauchemar que celui d’un homme ayant perdu toute autorité sur les outils qu’il a lui-même créés ; il n’est pire scénario qu’un monde où l’homme se subordonne à ses outils, dépossédé de moyens lui permettant d’agir et d’inventer librement.

Sebastien Biset


Artists

NAKAMURA, Toshimaru
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