Eliane RADIGUE


On ne peut dire ce qui dans la musique d’Éliane Radigue fait le plus rupture, son usage du temps, sous toutes ses formes, ou son approche du mouvement, du geste musical. Sa musique consiste en d’imperceptibles glissements de tonalités, précautionneusement modulés à la main sur un énorme synthétiseur analogique, et filtrés avec un soin infini tout au long de longues pièces à la beauté ascétique. Quoique à cent lieues de ce qui passe généralement pour de la musique de méditation, c’est une musique faite pour l’introspection, la contemplation. C’est une musique patiente, qui évolue, de manière extrêmement lente et subtile, sur de longues durées. Bien qu’elle soit en constante mutation, elle semble perpétuellement flotter entre deux états, dans une indécision permanente quant à la direction à prendre.

La musique d’Eliane Radigue donne en effet une fausse impression de fixité, elle est construite comme une transformation excessivement graduelle, trop discrète pour apparaître à l’auditeur, puis trop étale, dans son résultat, pour qu’il puisse en percevoir encore la différence. Au premier stade elle ne se remarque pas ; au suivant, comme elle a fini par se laisser absorber, elle ne se remarque plus. Le temps est ici un élément clé, à tous les points de vue, la durée des œuvres d’une part, mais aussi le temps passé à leur composition. Éliane Radigue passe en moyenne deux ans sur chaque composition, huit ans dans le cas de la trilogie, entamée en 1985. À côté de ce temps/durée, il y a encore un temps d’un autre ordre, celui du mouvement. Celui-ci concerne la lenteur des pièces, leur déroulement quasiment imperceptible, encore renforcé par un certain effacement du geste. La compositrice raconte que ses premiers souvenirs musicaux sont d’avoir toujours préféré, dans toutes les pièces de musique classique qu’elle entendait dans son enfance, l’adagio à tout autre mouvement. Elle se consacrera plus tard à ne garder que ce tempo lent, le réduisant progressivement à un drone presque figé, une onde stationnaire, presque à l’arrêt. Pour maintenir cet écoulement extrêmement mesuré et tranquillement impassible, tout en lui assurant un caractère mobile, en continuelle transition, il était nécessaire de sacrifier l’exceptionnel, l’événementiel du geste musicien, au profit d’une constante adaptation au moment.

La musicienne se concentre ainsi sur des transitions délicates, des modifications de nuances infinitésimales, penchant pour le glissando, contre la rupture, et renonçant semble-t-il à l’action, à l’événement pour y préférer ce que le sinologue et philosophe français François Julien appelle les transformations silencieuses. Empruntant le concept développé par le philosophe chinois du XVIIe siècle, Wang Fuzhi, « déplacements souterrains – transformations silencieuses » (quian yi mo ua) et examinant les caractéristiques de la pensée chinoise, il nous dit : « De quoi nous libèrent-elles, en effet, si ce n’est d’abord de l’émotion que l’événement suscite en accaparant l’attention ? La pensée des “transformations silencieuses” y aboutit logiquement comme à son résultat : l’événement n’y est plus qu’avènement continu, non plus de l’ordre de l’effraction mais de l’émergence ; au lieu de faire surgir un autre possible, il ne s’entend que comme la conséquence de maturations si subtiles qu’on n’a pas su, ordinairement, les suivre et les observer. »

Les débuts de la carrière d’Éliane Radigue sont marqués par sa rencontre avec la musique concrète de Pierre Schaeffer dans les années 1950, et par son travail en tant qu’assistante de Pierre Henry dans les années 1960, mais c’est toutefois plus tard, dans les années 1970, aux États-Unis, qu’elle découvrira les trois autres piliers de son œuvre. L’un deux est l’influence de la musique minimaliste de l’école de New York (ce sera Terry Riley qui lui proposera de réaliser sa première performance publique en 1974 au Mills College). Un autre sera la découverte du synthétiseur ; elle aura tout d’abord accès à un modèle modulaire Buchla installé à l’Université de New York par le compositeur Morton Subotnick, avant de s’offrir l’instrument qu’elle conservera jusqu’à nos jours, un module ARP 2500, datant du début des années 1970. Elle prenait auparavant comme source sonore du feedback pur, capturé en studio au moyen d’un simple micro, puis édité, filtré. Le synthétiseur sera pour elle la manière idéale d’agrandir sa palette sonore, tout en lui conservant son essence abstraite, faite de fréquences pures et d’électricité. L’autre événement d’importance sera enfin sa conversion au bouddhisme tibétain, qui la verra prolonger ses expérimentations sur la texture des sons, et les limites de l’harmonie par un dévouement toute particulière aux principes et préceptes du bouddhisme ésotérique.

La Trilogie de la mort est une des nombreuses œuvres qu’Éliane Radigue composera en rapport avec le bouddhisme tibétain. Elle a ainsi consacré plusieurs pièces à la vie et à l’œuvre de Jetsun Milarepa, un des plus grands maîtres spirituels du Tibet, dont la vie aventureuse et l’enseignement, parvenu jusqu’à nous sous forme de poèmes chantés (les Cent Mille Chants), lui inspira entre autres Adnos III, Prélude à Milarepa, 5 Songs of Milarepa, Jetsun Mila, Vie de Milarepa et Mila’s Journey Inspired by a Dream. La Trilogie de la mort est cette fois influencée par le Bardo Thodöl – le Livre des morts tibétain – mais aussi par sa propre pratique de la méditation, ainsi que par la mort de son fils Yves Arman et par celle de son maître tibétain Pawo Rinpoche. Le premier volume de la trilogie, Kyema, Intermediate States, est son premier enregistrement publié ; il est sorti sur le label XI de Phill Niblock en 1992. Il tire son nom des différents stades de transition entre les six états de la conscience : Kyene (la naissance), Milam (le rêve), Samtem (la contemplation et la méditation), Chikai (la mort), Chönye (la lumière pure), et Sippai (traversée et retour). Le Bardo Thodöl est ainsi consacré à ces stades intermédiaires. Le nom de l’ouvrage, ou plutôt celui de sa partie principale, la seule traduite jusque 2005, composé de bardo (état intermédiaire), de thö (entendre) et de dol (libérer), signifie libération par l’audition pendant les stades intermédiaires (dans ce cas, entre la mort et la renaissance). Entendre le texte récité ou le connaître par cœur devait suffire à libérer le défunt du cycle des vies, de la succession de renaissances, et surtout de l’existence sous l’emprise de la souffrance, de l’attachement et de l’ignorance. Il est lu en présence du corps et s’adresse à la conscience du disparu afin de l’accompagner et de l’aider durant la période de transition entre cette vie et la réincarnation suivante. L’esprit détaché du corps y flotte, baigné de pure lumière blanche, dans un état de totale libération.

De la même manière la pièce d’Éliane Radigue s’adresse à la conscience de l’auditeur, réclame son attention. Elle évolue lentement, traversant plusieurs stades par des transitions subtiles, à peine audibles. Elle est composée entièrement sur son synthétiseur, par une exploration méticuleuse du comportement du son électronique, à travers ses accidents, ses battements, son feedback. En modifiant minutieusement les paramètres de ses potentiomètres, elle prépare une série de longs fragments musicaux qu’elle va ensuite assembler au mixage en une pièce unique, aux coutures invisibles. Comme elle l’explique : « Je fais en sorte qu’un son glisse sur un autre, c’est ce qui donne ce sentiment de continuité presque sans aspérité. Mais il y a toujours des accidents. » C’est cette méthode de travail qui l’a poussée à conserver si longtemps son instrument, refusant de passer comme beaucoup d’autres au matériel numérique. Alors que le son numérique est discontinu, le son analogique est continu et ainsi se prête seul selon elle à son mode de fabrication du son, très artisanal, comme du tissage. Dotée d’un pouvoir de fascination quasi magnétique, sa musique, comme elle, prend son temps. Elle demande une concentration soutenue, pour sa composition comme pour son appréciation. « La seule chose qu’elle ne pardonne pas, dit-elle, c’est qu’on ne l’écoute pas. »

(Benoit Deuxant)


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RADIGUE, Eliane
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