Par-delà sa valeur esthétique, l’enregistrement se caractérise par sa valeur documentaire, sa fonction de conservation de la trace. Ou à travers lui capter l’instant, ce qui par nature échappe, s’évanouit, disparait. L’histoire de l’enregistrement sonore recèle quelques trésors au travers desquels s’exprime l’histoire des cultures musicales. Parmi elles, il y a la tradition du castrat, dont la seule trace fixée sur support discographique – peu représentative mais non moins significative – est la voix du chanteur italien Alessandro Moreschi, dernier représentant d’une tradition de la voix irréelle, ambiguëe, assexuée.
Si la figure du castrat n’apparaît que dans la seconde moitié du XVIe siècle en Occident, pour se développer principalement en Italie et disparaître à la fin du XIXe siècle, la castration était pratiquée depuis des siècles dans les civilisations asiatiques ou orientales. Elle consiste à enlever les testicules d’un jeune garçon avant la puberté afin d’empêcher la sécrétion de testostérones et de priver l’individu de toute capacité de procréation. La mue est ainsi bloquée, et le larynx, plutôt que de s’allonger pour donner une voix plus grave, ne bouge plus – d’où un timbre plus riche en harmoniques, un vibrato aisé et une grande tessiture. Le castrat est donc un chanteur de sexe masculin dont on a, par intervention chirurgicale, préservé le registre aigu de la voix enfantine tout en développant la puissance sonore d’un adulte à large capacité thoracique.
L’engouement de l’Occident pour le castrat prend racine, étrangement, dans le contexte du chœur religieux du XVIe siècle. Rappelons d’abord que les femmes étaient, au Moyen Âge, interdites de séjour dans le chœur des églises où seules les voix masculines chantaient la messe. Au XVIe siècle, alors que les registres aigus devenaient à la mode, les castrats venus de l’étranger séduisaient l’audience des offices et le pouvoir religieux, si bien que le pape Clément VIII autorisa la pratique de la castration afin que ces voix angéliques puissent honorer la gloire divine.
Accueilli par l’Église, c’est ensuite l’opéra qui fera véritablement la gloire du castrat. Dès la fin du XVIIe siècle, les sopranos, castrats et femmes, en satisfaisant à la recherche de voix plus aiguës, devenues prééminentes, sont mieux considérés (et payés) que les ténors et les basses. Pareille estimation revient aux castrats qui se cantonnent aux rôles de sopranos sans jamais chanter de rôles d’altos.
Si cette figure par excellence de la musique baroque et du bel canto fascine aujourd’hui, cela s’explique très probablement par l’identité particulière dont jouissait le castrat, sa distinction physionomique entraînant une distinction sociale et donc un rôle social particulier, et par la performance de son chant, jugé extraordinaire.
Car la physionomie du castrat échappe à l’évidence de nos représentations « genrées ». Si l’absence de sécrétion de téstostérone, en empêchant la mue vocale et en maintenant le larynx dans sa position d’origine, conjugué à une absence de pomme d’Adam, favorise une voix claire et la brillance des harmoniques, il entraîne également d’autres mutations morphologiques comme l’absence de pilosité. Le caractère plus « féminin » des castrats (constitution de dépôts de graisse au niveau des cuisses ou des hanches, ou encore développement des seins) s’explique ainsi par la suractivation des hormones féminines, tandis qu’une suractivation de l’hormone de croissance favorise dans certains cas une grande taille, conjuguée à un allongement de certains os, l’absence de mue ayant retardé l’ossification des cartilages au cours du développement de l’individu. Apprécié non seulement pour leur chant, le castrat l’était donc aussi pour sa personne : hommes et femmes de condition en faisaient leurs amants (la castration n’empêche pas l’érection, qui est un phénomène indépendant de la fonction endocrine) – la légende qui veut que la castration destinait à l’homosexualité est absolument fausse ; aussi étaient-ils des amants idéaux pour les femmes, l’absence d’éjaculation (ou la certitude de ne pas enfanter) promettant un plaisir qu’elles rêvaient infini. Sur le plan sociologique, les castrats représentaient par ailleurs un modèle d’ascension sociale, la plupart d’entre eux étant issus de milieux modestes. Notons que, quoi qu’adulés, ils pouvaient également souffrir d’une forte solitude, revers d’une extrême singularité, et cause de troubles neurasthéniques.
Quant à la qualité même de son chant, nul doute qu’il fit la gloire du castrat dont il contribua à mystifier la figure. Aujourd’hui, nous ne pouvons que difficilement rendre compte de ces prouesses vocales. Même une reconstitution assistée par ordinateur relève du challenge, à l’image du film Farinelli (1993) qui nécessita le recours à l’informatique pour restituer la voix du mythique castrat à l’écran. C’est à l’Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique (IRCAM) que le défi technique fut relevé. « D’une part, il fallait retrouver une tessiture capable de couvrir quatre octaves, se souvient l’un des collaborateurs, Xavier Rodet, ce qui ne pouvait alors être obtenu qu’en mixant deux voix différentes : une femme soprano et un homme contre-ténor. (…) Une fois ce travail d’homogénéisation effectué, il nous fallut nous atteler à un autre problème : la synthétisation des voyelles longues pour augmenter la durée de certaines notes ».
Car les enregistrements nous manquent… les phénomènes du castrat et de l’enregistrement n’ayant pas coïncidé. Ou très peu. Alessandro Moreschi, surnommé « le dernier castrat du Vatican », fut le seul à laisser sur un support discographique l’empreinte de sa voix. Des enregistrements réalisés entre 1902 et 1904 à la chapelle Sixtine donnent à entendre une voix captée par un cornet acoustique, technique élémentaire ne pouvant rendre les harmoniques aigus. Le procédé de gravure sur disque plat n’en n’étant qu’à ses débuts, il ne pouvait rendre compte de la qualité vocale du chant saisi. C’est le bonheur et le malheur de ce dernier castrat, de coïncider avec l’apparition de l’enregistrement sonore, et donc de l’histoire du disque. La trace qu’il laisse n’a de valeur qu’historique ; elle n’est mémorable qu’en termes de document sonore, de témoignage d’un art disparu.
La critique est ainsi divisée à propos de ces enregistrements : Moreschi passe tantôt pour un chanteur médiocre, tantôt pour la victime d’une technique d’enregistrement imparfaite mais aussi d’un enseignement en déclin, les professeurs ne pouvant plus encadrer correctement les castrats, voix qui s’étaient déjà presque éteintes. Aussi, l’esthétique de son chant se caractérise par une passion extrême et sanglotante (« un sanglot dans chaque note ») qui, perçu comme une faiblesse technique ou l’effet d’une voix vieillissante, décontenance l’auditeur moderne. Moreschi a pourtant poursuivi une brillante carrière. Castré en 1865 à l’âge de sept ans pour des raisons incertaines (musicales ? médicales ?), il entre à l’école de musique de San Salvatore in Lauro et en 1883 fut invité à rejoindre la Chapelle Sixtine, remarqué pour son talent de soprano, sa pureté et son agilité, lui valant le surnom d’Angelo di Roma. Nommé soliste de la Chapelle Sixtine par le pape, il devint secrétaire de la Chapelle en 1891 et en 1898, directeur de chœur. Il se retira dans sa maison de Rome en 1914, et ne continua à chanter qu’occasionnellement.
Si avec lui s’est éteinte une tradition musicale hors du commun, la figure du castrat nourrit encore un certain imaginaire, quoi que les traces du passé viennent à manquer à l’heure où la mémoire musicale se réduit peu à peu à celle de la musique enregistrée. Le castrat prend aujourd’hui les allures d’un être de légende, mi-homme, mi-femme, seul être capable de réunir l’inconciliable trilogie homme-femme-enfant, qui trouble le déterminisme des représentations genrées.
Ajoutons enfin que l’histoire de cette disparition ne fut pas sans effet sur celle des représentations genrées véhiculées dans le champ musical. Par sa condition particulière, le castrat brouillait les pistes de l’identité sexuelle classique. L’opéra baroque italien alla jusqu’à intervertir les rôles de genre en donnant à des empereurs des voix de soprani, à des femmes des voix de ténor, à de jeunes courtisans des voix plus aiguës qu’à leurs amoureuses. Cette figure androgyne ou hermaphrodite du castrat cristallisait le fantasme ou l’illusion bisexuelle. À noter cependant que cette quête de l’androgyne n’était pas à sens unique. Ainsi, après 1833, Rossini a tenté de remplacer les castrats en voie de disparition par des prima dona à voix grave : aux femmes de cultiver leur voix masculine, l’important étant de conserver la « divine » ambiguïté de sexe (tout dieu transcende la différence des sexes – il peut en aller de même du héros, qui participe de la divinité). Mais la disparition progressive des castrats coïncide avec l’apparition de la diva, cantatrice virtuose et littéralement divine, que ne caractérise plus l’indifférenciation sexuelle. Le rôle de genre est ici bien marqué. Il en va ainsi pour la période romantique qui de manière générale voit se développer une autre morale et une autre esthétique, contribuant, chez Wagner et Verdi, à donner à la voix sa spécificité sexuelle. Les registres s’affirment, du grave viril et mâle à l’aigu féminin. Si cette univocité voix/sexe s’ancre dans nos esprits comme étant une évidence presque toujours indiscutable (la voix du père est profonde et virile, celle de la mère douce et cristalline), l’ambiguïté vocale a refait surface au XXe siècle jusque dans la musique pop qui nourrit un goût pour l’équivoque sexuelle : David Bowie, Alice Cooper, Klaus Nomi, Queen, ou encore Michael Jackson. Ce-dernier fit d’ailleurs l’objet d’une thèse osée selon laquelle le chanteur aurait subi une castration chimique, à base de cyprotérone, antihormone mâle radicale, de la pré-adolescence jusqu’à l’âge de 20 ans. Ce traitement anti-acné aurait annulé les effets de la puberté. Pour étayer sa théorie, le chirurgien Alain Branchereau, s’appuie sur des éléments particuliers de la vie de l’artiste (photos, rapports d’autopsie, déclarations officielles), mais aussi sur des observations diverses : voix, pilosité inexistante, allure androgyne, comportement et rapport à l’enfance, état psychologique instable, etc. Cette star-enfant, dont il fallait à tout prix préserver la voix, véritable mine d’or et condition d’une grande carrière, aurait ainsi dissimulé le secret d’une gloire sans précédent. L’artiste se sera éteint en ravivant malgré lui l’imaginaire d’une figure musicale aussi exceptionnelle qu’ambigüe, unique et fantasmatique.
Sebastien Biset