Diamanda Galás est née à San Diego, en Californie, au sein d’une famille d’origine grecque dont les racines remontent à l’Égypte et la Turquie. Elle a acquis en quelques années une réputation d’artiste extrême dont le talent sans compromis est mis au service d’un engagement politique sans faille pour les droits de l’homme. Ses compositions, comme ses performances, sont aussi impressionnantes sur le plan artistique que leur contenu est rigoureux. Elle utilise pour tout instrument sa voix, poussée aux limites des capacités humaines, dans un répertoire qui va du blues glaçant et désolé à l’opéra extatique et terrifiant. Ses mélopées rauques et ses hurlements perçants ont sur le public un effet quasi rédempteur, comme une thérapie de choc. Elle aborde les thèmes les plus durs de plein fouet, sans enjolivement, sans jamais affadir ni son propos ni son intégrité d’artiste.
Elle débutera en musique comme pianiste, car son père avait décrété que « seuls les idiots et les prostituées s’adonnent à la chanson ». Malgré ces avis tranchés, c’est ce même père, professeur de mythologie grecque et tromboniste de jazz, qui l’initiera à la musique, au jazz tout d’abord mais aussi à la musique traditionnelle arabe et grecque. Ce n’est que plus tard qu’elle viendra au chant et à la voix, tout d’abord dans une vocation thérapeutique (elle chantera quelque temps dans les cliniques et les asiles psychiatriques) avant d’en faire son instrument principal.
Elle débutera sur scène en 1979 au Festival d’Avignon, dans un opéra du compositeur Vinko Globokar, Un jour comme un autre, basé sur un rapport d’Amnesty International concernant un cas de torture en Turquie. Elle poursuivra un même engagement dans son œuvre personnelle avec plusieurs pièces en hommage aux victimes de toutes formes d’oppression, les Litanies of Satan, adaptées d’un poème de Charles Baudelaire et dédiées à tous ceux qui souffrent d’isolement et d’aliénation sociale par la faute du gouvernement, Tragouthia apo to Aima Exoun Fonos (« Cantique pour le sang des prisonniers assassinés »), dédié aux victimes de la junte militaire grecque, Insekta dédié aux gens qui souffrent dans des institutions psychiatriques, etc. Mais c’est d’ailleurs que viendra sa vocation, son « appel », lorsque son frère, Philip Dimitri Galás (1954-1986) sera diagnostiqué séropositif en 1983. Elle se lance alors dans une véritable croisade en faveur de la communauté homosexuelle, non seulement à cause de ce frère dont elle est si proche et qui partage ses goûts musicaux et littéraires, mais en tant que minorité rejetée, opprimée et littéralement en danger de mort.
Elle publiera alors la trilogie The Masque of the Red Death, véritable offertoire à la mémoire des victimes du sida et en soutien aux « survivants ». Diamanda Galás se positionnera violemment contre la droite religieuse des États-Unis qui voit dans l’épidémie une rétribution divine et détournera l’imagerie et les textes religieux à son profit. Outre les allusions à Edgar Allan Poe (dans le titre notamment), elle utilisera plusieurs textes bibliques, contrastant la compassion des psaumes et des Lamentations à la cruauté des textes mosaïques ou du Lévitique, fréquemment cités par la « majorité morale » autoproclamée comme condamnation définitive de l’homosexualité. Ces textes sont tout à la fois récités, chantés, criés, dans une construction programmatique inspirée des grands offices religieux. Les trois disques de cette trilogie : The Divine Punishment (1985), Saint of the Pit (1986) et You Must Be Certain of the Devil (1988) seront plus tard rassemblés dans un concert spectaculaire intitulé Plague Mass, dont la première aura lieu le 12 octobre 1990 dans la cathédrale Saint John the Divine, à New York. Cette trilogie et les concerts qui l’accompagneront amorceront les accusations d’immoralité, de blasphème, voire de satanisme qui poursuivront Galás pendant une grande partie de sa carrière. Outre son combat en faveur de la communauté homosexuelle, ses détournements de textes religieux ou son usage de la figure du Christ comme symbole de la rébellion contre l’ordre établi, ses détracteurs focaliseront sur des pièces comme Sono l’Antichristo dans laquelle Galás entonne : « Je suis le Fléau. Je suis l’Imbécile sacré. Je suis la merde de Dieu. Je suis le Signe. Je suis la Peste. Je suis l’Antéchrist. »
À cette époque Galás s’était déjà forgé une maîtrise impressionnante de sa voix, passant du langage au cri en quelques secondes, atteignant une tessiture de trois octaves et demie, démultipliant sa voix via l’électronique (utilisant plusieurs microphones, des effets de delay, etc.), expérimentant sans cesse de nouvelles techniques vocales et de nouveaux effets. Ses concerts sont des spectacles extrêmement puissants, pour leur théâtralité d’une part, et la manière dont elle aborde des thèmes primordiaux au moyen de symboles immédiats (le feu, le sang), ainsi que pour la performance vocale qu’ils requièrent. Elle cloue littéralement les spectateurs à leur siège par l’intensité et la violence de ses hurlements prolongés, atteignant des moments de voix pure où l’horreur et la beauté se confondent. Puisant son inspiration autant dans les « Schrei-Opera » de l’expressionnisme allemand que dans des références aux chœurs grecs antiques, aux « poètes maudits », Baudelaire, Corbière, Nerval, etc., mais aussi dans la tradition américaine du blues (John Lee Hooker, Screamin’ Jay Hawkins, Willie Dixon), de la country (Hank Williams), et du jazz (Ornette Coleman), Galás a réinventé les personnages de la Furie, de la Harpie. Comme elles, elle se positionne comme témoin et juge, réclamant vengeance des crimes commis par l’humanité contre elle-même. Les Furies dans la tradition latine, ou Érinyes dans la tradition grecque, personnifient la malédiction lancée contre les auteurs de crimes horribles qu’elles poursuivent durant toute leur vie. Justes mais sans merci, aucune prière ni sacrifice ne peut les émouvoir ni les empêcher d’accomplir leur tâche. À l’origine, les êtres humains ne peuvent ni ne doivent punir les crimes horribles. C’est donc aux Furies qu’il revient de poursuivre le meurtrier de l’homme assassiné et d’en tirer vengeance. Elle voit son rôle d’artiste en partie comme une catharsis personnelle, mais surtout comme un cérémonial sacrificiel, dirigé vers le public. Celui-ci est pris à partie, confronté aux violences et aux crimes qui sont commis, non à son insu, mais au contraire devant ses yeux et qu’il refuse de prendre en considération. « Mes ennemis, déclare-t-elle, sont les gens qui choisissent de rester ignorants, car ils sont poltrons et aiment courir en bandes. »
Galás poursuivra ses combats avec Vena Cava (1992), œuvre pour voix et électronique traitant de la folie et de la dépression clinique qui accompagnent certains cas de sida, Schrei 27 (1996) qui revient au thème de la torture et de l’isolement, ainsi qu’avec un opéra intitulé Nekropolis. Elle travaille actuellement sur un cycle intitulé Defixiones, Will and Testament, qui a déjà été présenté dans plusieurs versions/étapes depuis une première, le 11 septembre 1999, à Gand, suivi par des performances à la Kitchen de New York et des productions officielles pour le Barbican de Londres, les Opéras d’Athènes, de Sydney, les festivals de Perth, Mexico, Dresde, etc. Ce cycle traite du génocide en général, mais surtout des génocides commis entre 1914 et 1923 par les Ottomans aux dépens des Arméniens, des Assyriens et des Grecs d’Anatolie. Ces massacres, et la position négationniste de la Turquie à ce propos, sont le point de départ d’une méditation furieuse sur les crimes contre l’humanité, ainsi que sur l’hypocrisie et l’indifférence coupable de l’opinion publique et des pouvoirs politiques des grandes puissances sur les injustices commises à ses portes. Galás évoque ces massacres à travers des textes d’écrivains comme Henri Michaux, Paul Celan, Pier Paolo Pasolini, Adonis ou le docteur Freidoun Bet-Oraham, mais aussi au travers des Defixiones. Il s’agit de formules rituelles, mi-avertissements, mi-malédictions, qu’on trouve traditionnellement sur les tombes, en Grèce et en Asie mineure. Elles menacent d’une vengeance terrible toute personne profanant ou déplaçant les sépultures. Le symbole est d’autant plus fort dans le cas de populations assassinées, déportées de force, mortes sur le chemin de l’exil, et dont les survivants sont coupés de leur racines.
Diamanda Galás a su se démarquer et convaincre plusieurs générations de spectateurs, établissant des passerelles entre le public rock, gothique, classique, etc. Elle ajoute aujourd’hui à son répertoire une connaissance et un intérêt pour les musiques traditionnelles et populaires d’Asie mineure, du Rembetika grec et arménien aux Amanedhes (lamentations improvisées des années vingt et trente), qu’elle incorpore à ce qu’on doit appeler ses « tours de chant ». Ces concerts, dont le programme combine ses propres compositions à des emprunts à diverses traditions musicales ou littéraires, sont des coupes transversales dans un répertoire généralement sombre, qu’elle interprète seule au piano, et qui couvre les thèmes de l’exil , de l’amour assassin , de la tragédie .
Loin de se complaire dans la tristesse et le malheur, c’est au contraire la rage qui anime Diamanda Galás. Loin d’être une nouvelle forme de pleureuse antique, c’est une Furie qui réclame vengeance, et exige réparation des torts commis, la reconnaissance de génocides toujours niés aujourd’hui, malgré les preuves historiques et les témoignages accumulés, qui réclame la vérité sur les traitements des prisonniers politiques, de la Grèce des colonels à nos jours, et la lutte contre l’homophobie. Noire Euménide, expiatrice du sang, vengeresse du meurtre, elle se dresse malgré l’insulte, pour réclamer, telle Némésis, « le don de ce qui est dû et le châtiment de ce qui fut injustement gagné ».
« Écoute cet hymne qui t’enchaîne : – Allons ! chantons en chœur ! Il nous plaît de hurler le chant effroyable, et de dire les destinées que notre troupe dispense aux hommes. Mais nous nous glorifions d'être de justes dispensatrices. Celui qui étend des mains pures, jamais notre colère ne se jettera sur lui, et il passera une vie saine et sauve ; mais quiconque a fait le mal, comme cet homme, et cache des mains sanglantes, nous lui apparaissons, incorruptibles témoins des morts, avec force et puissance, et nous lui faisons payer le sang répandu ! » (Eschyle, Les Euménides)
(Benoit Deuxant)