Les situations expérimentales mises en œuvre par Fluxus, en délaissant les exigences de virtuosité artistique au profit d’une expérience esthétique à la portée de chacun, et en s’attachant aux qualités physiques de ce qui est donné à voir et à entendre, hic et nunc, cristallisent le questionnement à l’œuvre dans la musique de la néo-avant-garde. Parmi ces innovations insolites : le violoncelle de glace de Charlotte Moorman.
Par la mise en œuvre de procédés expérimentaux centrés sur le fait musical et la création de situations qui permettent de requalifier la pratique artistique, Fluxus a révolutionné non seulement le champ de l’art, mais aussi celui de la musique. Il fallait pour cela compter sur l’audace d’un certain nombre d’artistes nourris des systèmes de pensée de Duchamp et de Cage, notamment. Cette audace est l’instrument de Charlotte Moorman, protagoniste charismatique de l’avant-garde musicale new-yorkaise des années 1960. C’est dans le cadre de l’Avant-Garde Festival qu’elle fonde en 1963 que cette violoncelliste, performeuse, organisatrice d'événements rencontre Nam June Paik, artiste sud-coréen souvent considéré comme le fondateur de l’art vidéo. Si celui-ci se faisait remarquer par ses actions inhabituelles (briser un violon sur une table, plonger dans des baignoires d’eau, jeter des œufs sur le public, etc.), il n’a pas été sans effet sur la pratique de Charlotte Moorman pour laquelle il créa des pièces restées célèbres. En 1967 son Opera Sextronic est interrompu par la police pour indécence, sous prétexte que son interprète, Moorman, jouait du violoncelle nue (elle avait pourtant gardé ses sous-vêtements). Celle-ci apparaît également dans quelques vidéos de l’artiste, qui lui a par ailleurs confectionné un soutien-gorge fait d’écrans de télévision diffusant des images des premiers pas de l’Homme sur la lune. Mentionnons encore leur collaboration en 1971 avec TV Cello, un assemblage de trois télévisions montées les unes sur les autres formant l’ossature d’un violoncelle.
En 1972, Charlotte Moorman interprète Ice Music for London. Pour cette pièce, la musicienne joue nue d’un violoncelle de glace (gigantesque glaçon moulé dans un étui à violoncelle). L’instrument a provoqué des gelures sur le corps de l’interprète qui confia avoir apprécié chaque minute de cette pièce, malgré les brûlures, le lendemain, de son sein gauche « en feu ». Pour apaiser la souffrance, et ne souhaitant expliquer la raison réelle de son mal, elle prétendit au pharmacien s’être retrouvée piégée dans les Alpes avec son mari, exposée à de la neige et de la glace plusieurs heures durant.
Aussi surprenante soit cette performance, elle convoque non sans poésie la dimension temporelle de la musique, fondamental musical et existentiel, à l’écoulement inéluctable (une ontologie héraclitéenne du flux propre à l’esprit Fluxus). Par une disparition progressive de l’instrument et une mise à l’épreuve du corps de l’interprète, cette œuvre est l’un des emblèmes du questionnement à l’œuvre dans l’art de la néo-avant-garde.