Fe-Mail est un duo de musique bruitiste réunissant Maja Ratkje et Hild Sofie Tafjord, que l’on retrouvait déjà dans le quartet d’improvisation anarchique SPUNK fondé en 1995. Leur musique électronique improvisée mêle field recordings, flûtes de pan, harmonica, voix, cors, ordinateurs et samplers. Rose était la couleur de leur premier album, Syklubb fra hælvete, réédité par Important Records en 2004. Rose, car la particularité de ce duo est d’être 100% féminin. « Particulier », car un a priori sur la musique noise serait d’en faire un genre musical masculin, agressif, violent, brutal. La musique de Lasse Marhaug en est l’un des exemples forts. Issu de la scène bruitiste, ce norvégien ne se veut pas confiné à la scène électro/noise mais évolue aussi dans le jazz improvisé ou le métal extrême. Du bruit blanc et murs de son aux sons ciselés et au sens de la composition, il triture et module les bruits de guitare comme de circuits électronique home made, les programmes informatique et la table de mixage. Par-delà sa participation au projet Jazkamer, Marhaug a collaboré avec de nombreuses personnalités telles que Merzbow , Sunn O))), John Wiese, Keiji Haino, C. Spencer Yeh, ou Kevin Drumm… mais aussi ses compatriotes norvégiennes de Fe-Mail, Maja Ratkje (par ailleurs professeur de composition à l’Université norvégienne des sciences et de la technologie) et Hild Sofie Tafjord.
Avec un titre explicite, et une pochette au message clair (le dessin d’une jeune femme à la poitrine saillante, à moitié nue, armée d’une mitrailleuse), leur album All Men Are Pigs (2004) n’est pas sans poser cette question machiste ou d’une certaine domination masculine. Pour autant il ne s’agit pas d’une œuvre féministe, plutôt d’une proposition décalée destinée à relativiser le stéréotype genré qui fait de la musique expérimentale une affaire d’homme (l’histoire des musiques électroniques montre au contraire que depuis ses débuts les femmes y trouvèrent une place – quoiqu’occultée par une histoire masculine –, que l’on pense à Bebe Barron, Pauline Oliveros, Daphne Oram, Éliane Radigue, Laurie Anderson, Charlotte Moorman, Maryanne Amacher, Moniek Darge, Cosey Fanni Tutti, Andrea Neuman, Sachiko M, ou Maja Ratkje). La musique de cet opus est fidèle à ce que l’on peut attendre de la scène d’improvisation noise électronique : frénétique, vrombissante, déversée en flux électrisés aux détails microscopiques, puissante et affranchie des canevas. Savoir que derrière ce déchainement du son se cache un duo féminin et une figure masculine aide à relativiser le stéréotype genrée d’un genre musical que l’on pressent à tort masculin.
Est-ce au fond le « son » même, que l’on veut croire plus ou moins féminin, plus ou moins masculin, ou s’agit-il de la composition, de la démarche, de l’attitude ou de l’énergie déployée ? Probablement tout cela à la fois, ce qui trahit le reste d’un profond déterminisme dans notre manière de penser la place de la femme dans la musique, par-delà son statut d’icône ou de diva. L’histoire de la musique montre comment longtemps ont été réservés aux hommes la création, la composition et la direction d’orchestre tandis que les femmes se sont contentées de rôles subalternes. Nombre d’entre elles ont toutefois excellé dans des domaines comme le piano, le clavecin, la harpe et l’orgue (dont certains tendent à devenir exclusivement féminins, comme la harpe, par exemple), et ces deux derniers siècles ont été ceux d’une progressive émancipation de la femme, qui dans le champ musical trouva peu à peu la liberté d’une expression impossible jusque-là. Et puisque pour certains le génie tient à la liberté, dont, trop longtemps, les femmes furent sevrées, on la vit constituer pour les femmes le ferment d’une invention musicale féconde qui est aussi l’histoire d’une recherche de parité où elle n’aurait plus rien à envier à l’homme. Si malgré l’évolution des mentalités cet équilibrage peine à dépasser tous les clichés en la matière (les stéréotypes ont la vie dure), certains milieux musicaux sont davantage marqués par l’hétérogénéité et sont exemplaires d’une liberté accordées à tous les genres (genders), quels qu’ils soient (n’en considérer que deux est en soi une vision réduite au déterminisme binaire, auquel ne sont pas soumis les genres, qui, par-delà le féminin et le masculin, sont absolument pluriels). Le couple Fe-Mail / Lasse Marhaug cristallise ce débat dans le contexte des musiques électroniques d’improvisation, et cela sans polémique ni étendard ; seule compte la liberté d’une expression puissante, insubordonnée et affranchie des courants de pensées qui au fil des siècles ont tissé une tradition lourde de déterminismes dont on peinera longtemps à se défaire.
Sebastien Biset