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SITUATIONS

Une beauté de situation, provisoire et vécue

Depuis plusieurs décennies l’intrusion de l’art dans les espaces de l’agir social nous familiarise avec les notions de participation, de relationnel, de contextualité, de pragmatisme, ouvrant sur un large champ d’investigation théorique et pratique duquel émerge la question déterminante de la situation. Il est difficile de définir avec exactitude ce qui peut être qualifié de situation dans un tel registre. Si l’Internationale Situationniste en a esquissé une définition il y a de cela un demi-siècle (voir notamment l’oeuvre de Guy Debord, écrite, enregistrée, et filmée), celle-ci ne concerne que la visée « situationniste »; la situation y est un « moment de la vie concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements ». « Ce que nous appelons situations à construire, c’est la recherche d’une organisation dialectique de réalités partielles passagères. (…) La situation est conçue comme le contraire de l’œuvre d’art, qui est un essai de valorisation absolue, et de conservation, de l’instant présent ». La « construction de situations » impose donc de se détacher des schémas habituels de réception et d’action contre toute idée de spectatoriat, devant permettre à l’individu de se réapproprier sa vie, sa liberté; elle implique l’exercice d’une invention quotidienne, ininterrompue, une «invention comme mode de vie» débouchant sur une beauté nouvelle, une beauté « de situation », « c’est-à-dire provisoire et vécue ».

Si l’on devait questionner cette notion en regard d’une seconde, le « contexte », rappelons que celui-ci concerne l’ensemble des circonstances dans lesquelles s’insère un fait. Cette prise en compte de l’environnement ou du contexte dans lequel l’art s’offre comme expérience suggère un statut particulier de l’œuvre dont la nature est liée au fait qu’on la dispose – en une situation d’ancrage – et qu’on en dispose – ce qui suppose l’expérimentation de la situation par au moins un agent. La situation d’ancrage ou contexte correspond aux circonstances et conditions – quelle qu’elles soient – par rapport auxquelles le dispositif est pensé et dans lesquelles il se situe. L’art in situ, le site-specific art ou l’esthétique situationnelle nous ont habitués à ces formes d’insertion disposant l’œuvre en un contexte à chaque fois singulier, avec lequel elle entre en résonance. Il faut toutefois relever la différence qui distingue cette conception contextuelle de la pratique située – la conception in situ comme référence au site, la localisation d’un objet situé, tributaire de la situation d’ancrage – et une conception pragmatiste de la situation pour laquelle celle-ci ne peut exister indépendamment de ce qui s’y joue – elle est nécessairement activée, elle est une potentialité que l’existence humaine réalise, elle est le lieu d’un partage du sensible. Il importe en conséquence de distinguer l’art en situation d’une esthétique de la situation pour laquelle il s’agit moins d’investir un site que d’activer une situation.

Au fond, si l’on peine à formuler une définition précise de la « situation » – pour autant que l’on tienne à faire valoir son acception pragmatique –, on comprend aisément à quel type d’occurrence il est fait référence lorsque l’on se rapporte à des événements simples de la vie quotidienne. Qui n’a jamais éprouvé de satisfaction lors d’un pique-nique en famille ou entre amis ? Repas champêtre, pris en plein air, il est l’occasion d’une rencontre inscrite dans la durée et dans un contexte choisi et retenu par ses protagonistes. Quant au marché, il consiste de la même manière en une parcelle d’espace investie par un groupe, cette fois ouvert et indéterminé, pour un temps défini; il circonscrit une situation de commerce – d’échange, de relation – et de convivialité qui tend à disparaître sous l’effet de l’envahissement des espaces marchands sans temps ni singularité, a priori non relationnels et anhistoriques(l’agora, lieu de l’échange et du commerce, versus le non-lieu, symbole de l’espace transitoire du fugitif surmoderne). On peut penser également aux interventions de certains musiciens ambulants(et autres humbles performers de rue) dont les interventions in situ peuvent être motivées par une nouvelle relation au public. Il s’agit de renouer avec lui, dans des rapports de proximité rendus impossibles par l’usage désormais normalisé de l’espace «scène» marquant la distance ou frontière séparant l’audience d’une idole inaccessible. Cette dimension contextuelle fonde la pratique du busking, qui n’est pas à proprement parler un genre musical, mais une pratique que l’on peut identifier aux arts de la rue. Le busker commence par rechercher un endroit approprié à son intervention musicale. L’attention est donc portée à l’environnement et au rapport qui peut se créer avec le public. Les buskers ou musiciens ambulants développent donc un art d’attitude et de performance plus qu’un son spécifique. Ils ont longtemps été chassés voire persécutés, courant le risque de poursuites, de violence de la part des autorités (ou du public), d’amendes ou de peines d’emprisonnement, mais certains se sont vu délivrer une licence leur permettant de pratiquer leur art sans crainte d’être perturbés. Ainsi Bongo Mike et Extremely Frank Jeremy, qui ont pratiqué et défendu dès les années 1980 l’art de la performance musicale de rue, nomade, itinérante, contextualisée, obtiennent en 1997 une licence pour exercer leur art dans les trains de Rhénanie-du-Nord – Westphalie, en Allemagne. Ces deux figures singulières qu’une vie d’inconfort sur la route a menées de Londres aux Balkans, en passant par la Belgique, ont eux-mêmes défini leur pratique en tant que « situation art », que l’on serait tenté de traduire par « art de la situation ».

Comment réagit-on face et dans une situation ? Quelle différence y a-t-il entre une situation ordinaire et une situation esthétique ? Si l’événement ou le dispositif est reconnu d’emblée comme appartenant au monde de l’art (compris dans son sens le plus large), il va induire des comportements qui seront fonction de cette reconnaissance (rejet, incompréhension, mépris ou, à l’inverse, investigation ludique d’une situation artefactuelle voire intellectualisation de la part d’un public averti et initié). Si l’événement ou le dispositif s’efface dans le mouvement du monde, de manière à ce qu’il y participe sans trop d’exhibition (d’exposition, de mise en vue), on peut croire que les réactions, moins conditionnées, seront plus spontanées, libres (sans entrave), sans pour autant être totalement inconditionnées (subsistent à chaque fois des facteurs externes, causes biologiques, socio-culturelles, psychologiques; aussi, le pique-nique, le marché et l’animation de rue restent des activités codées, d’une manière ou d’une autre). D’où la nécessité, pour certains artistes, de faire disparaître autant que possible le dispositif ou l’événement en cours. Et s’il y a mise en vue, il y a fort à parier qu’elle se joue sur le mode de l’effacement, de l’éphémère, ce qu’illustrent à merveille certaines formes de l’art d’aujourd’hui (que l’on pense à la «quasi-insignifiance» des gestes de Francis Alÿs; aux micro-évènements mimétiques de Roman Ondák; et à toutes ces « pratiques furtives » de l’art actuel, interventions inapparentes ou à faibles coefficient de visibilité ponctuant occasionnellement l’espace publicet privé). Ces gestes et situations activent les processus de réception du spectateur et invitent à considérer codes et comportements sociaux, ils font basculer nos certitudes et nous amènent à reconsidérer politiquement notre quotidien. Pensons encore, sur le plan musical, à cette intervention anonyme du violoniste Joshua Bell dans une station de métro, à Washington, DC, le 12 janvier 2007, dans le cadre d’une expérience de psychologie comportementale sur la perception, les goûts et les priorités menée par le Washington Post. Parmi les 1.097personnes qui sont passée sen cet endroit, durant les quarante-cinq minutes de la performance, seule une personne l’a reconnu, tandis que quelques curieux ont été attirés par sa musique. Bell a recueilli 32,17 $ (dont 20 $ de la part du passant reconnaissant) au terme de cette performance pour laquelle il usa d’un violon Stradivarius d’une valeur deprès de 3.500.000 $. La conclusion de cette expérience pose cette question : « Dans un environnement ordinaire, à une heure inappropriée, sommes-nous capables de percevoir la beauté, de nous arrêter pour l’apprécier, de reconnaître le talent dans un contexte inattendu ? »

Voilà un moment déjà que les compositeurs ont élargi les limites que le concert traditionnel impose au champ musical, en se préoccupant particulièrement du contexte de diffusion de leur musique, au point de le considérer comme un critère ou une contrainte de départ. Si le « lieu » prend de plus en plus de place, c’est aussi grâce à l’assimilation dans la pensée musicale de découvertes dans le domaine de l’acoustique : on sait maintenant que jouer d’un instrument, c’est aussi « jouer de la salle », l’effet cumulatif de la résonance de l’instrument et son interaction avec l’environnement devant être pris en compte. Aussi ne peut-on plus concevoir le circuit de la musique comme allant simplement de sa composition à son exécution et à sa réception par l’auditeur, sans intégrer dans l’équation le lieu dans lequel ce processus se réalise.

Globalement, c’est l’art de l’installation et les recherches plastiques sur le son qui ont pour l’essentiel rencontré la faveur de la pratique in situ au cours du XXe siècle. Mentionnons parmi d’autres l’œuvre de Max Eastley, ou encore celle de l’artiste allemand Rolf Julius, qui pendant plus de trente ans a élaboré et raffiné un univers subtil, peuplé d’objets et de micro-sons qu’il intègre à autant d’environnements spécifiques (une galerie, un musée, ou le plus souvent en plein air, dans des installations intégrant un paysage, un lieu, déjà lui-même riche de sons). Les qualités du son, sa texture, lui apparaissent variables selon la position de l’auditeur, s’il s’avance ou s’il reste en retrait, s’il reste debout ou s’il se penche, s’il préfère la vue globale au détail, etc. Aussi invite-t-il les visiteurs à s’approcher de ses constructions, à les considérer dans leur nuance, à les appréhender pleinement, à en percevoir non seulement la forme mais aussi la texture, à écouter les jeux du son avec la surface du sol, sa réflexion sur les murs, ses vibrations subtiles propagées dans l’espace.

Si ces plasticiens sonores exercent leur art entre la musique et l’art de la tridimensionnalité (la sculpture dans son champ élargi), d’autres, plus spécifiquement « musiciens », choisissent d’investir un lieu en tant qu’espace où pratiquer leur geste, en prenant en compte l’effet cumulatif de la résonance de l’instrument et son interaction avec l’environnement. L’une des lignes de force du saxophoniste John Butcher réside ainsi dans son attachement à l’exploration des lieux, c’est-à-dire dans le jeu avec les particularités d’écho et de réverbération d’espaces naturels ou construits : citernes, silos, gazomètre à Oberhausen, musée de la pierre Oya dans les montagnes japonaises (Cavern with a Nightlife – ), mausolée pharaonique d’une lignée de ducs écossais (Resonant Spaces – ). À la faveur d’un projet de collaboration avec l’artiste Akio Suzuki en juin 2006, différents lieux naturels ou culturels en Écosse ont été choisis pour leurs propriétés acoustiques exceptionnelles afin d’y faire jouer le saxophoniste. Ce dernier a par exemple investi le site néolithique des pierres levées de Stenness (dans les Orcades), un ancien réservoir à Wormit, le Tugnet Ice House et la grotte de Smoo. Le son ainsi capté, alternance de sifflements quasi inaudibles, larsens et chants de souffle circulaire, est d’une puissance et d’une amplitude exceptionnelles, conférant à son écoute une expérience tant physique qu’esthétique. Suite à une invitation de la plasticienne Polly Read et du réalisateur Neil Henderson, le saxophoniste Evan Parker enregistre quant à lui Whitstable Solo, flux de souffles continus, à l’église de St.Peter’s de Whitstable, petite ville côtière de la mer du Nord près de Canterbury. Ingar Zach mène Percussion Music, longue pièce d’ambient sombre et raffinée pour éléments percussifs, dans une chocolaterie abandonnée d’Oslo. Stuart Dempster et autres instrumentistes investissent une citerne à Fort Worden, au Nord-Est de Seattle, à la longueur de réverbération impressionnante (environ 45 secondes) (Underground Overlays From The Cistern Chapel). Éric Thielemans enregistre à l’aide d’une seule caisse claire A snare is a bell, pièce musicale profitant de la réverbération naturelle du lieu (une église) qui amplifie l’effet massif de la prestation captée avec une dizaine de micro pour restituer toute la finesse des harmoniques qui se dégagent du flux. Pour le projet Bômonstre, quatretrombonistes accompagnés d’un preneur de son ont parcouru le Haut-Jura et capté des instants de jeu avec l’espace naturel (« Durant l’année 2009, armés de nos trombones et de matériel de captation du son, nous avons arpenté des sites sonores naturels spécifiques au Haut-Jura. Au fil des saisons, cherchant ou provoquant des situations d’enregistrement insolites qui invitent à l’invention, nous avons déroulé nos improvisations accordées aux échos géologiques, aux rumeurs animales et aux activités humaines, ainsi qu’aux circonstances climatiques »). Mentionnons enfin l’enregistrement Luz Azul du duo I Treni Inerti : composé d’une seule piste il est le témoin d’une performance de Ruth Barberán (trompette et objets) et Alfredo Costa Monteiro (accordéon et objets), tenue une nuit de septembre dans un jardin d’oliviers, proche d’un croisement de lignes ferroviaires, en Espagne. Le son des trains vient par intermittence ponctuer la situation. À l’écoute de la nuit et de l’expression doucement lancinante des deux intervenants, l’auditeur est immergé dans une poésie de l’espace, poésie du timbre, de la texture des notes répétées. Une beauté de situation, provisoire et vécue.

S. B.