« Can you hear the distance ? »
(Rolf Julius, notes pour Music for a Garden)
Pendant plus de trente ans, l’artiste allemand Rolf Julius a développé et raffiné un univers subtil, peuplé d’objets et de petits sons, les intégrant à l’environnement d’une galerie, d’un musée, ou le plus souvent en plein air, dans des installations où l’artiste les incorpore à un paysage, un lieu, déjà lui-même riche de sons. Prenant au pied de la lettre les injonctions de John Cage, et mêlant ses compositions, diffusées sur des haut-parleurs miniatures, au bruit ambiant, il a créé une œuvre qu’il nomme sa petite musique ( small music ). Ses premiers travaux, en 1975, sont d’abord photographiques, avant qu’il ne choisisse d’intégrer progressivement le son dans ses expositions, et d’y adjoindre des créations sonores originales afin de guider la concentration des visiteurs. La musique a déjà pour lui un caractère de révélateur, l’écoute y est intimement liée au regard, elle fonctionne comme une situation. « Je crée un espace musical avec mes images, explique Julius. Avec ma musique, je crée un espace imagé. Les images et la musique sont équivalentes. Elles rencontrent l’esprit du regardeur et de l’auditeur et dans son intérieur, il en résulte quelque chose de nouveau . » Les installations sonores qu’il produit depuis les années 1980 ont toutes quelque chose de la poésie des actions conceptuelles du mouvement Fluxus. Il demande, à New York, de chercher les sons qui se cachent sous les feuilles mortes (installation à la Mattress Factory) et annonce à Berlin : « Je dédie cette composition à une pièce jaune, une pièce non pas jaune de couleur, mais jaune de musique. » ( Music for a Yellow Room , 1982) Ses premières pièces musicales sont jouées à cinq heures du matin au Tiergarten à Berlin, ou sur un lac gelé, dans l’espoir, dit-il que le lac lui-même se transforme en musique.
Il se passionne dès le début de sa carrière pour des questions paradoxales, pratiquement insolubles ; il veut trouver la surface des sons, la distance des sons. Les qualités du son, sa texture, lui semblent radicalement changer selon la position de l’auditeur, s’il s’avance vers la musique, ou reste en retrait, s’il cherche à percevoir les détails ou préfère une « vue » globale, s’il reste debout ou bien se penche pour écouter. Il invite pour cela les visiteurs à s’approcher de ses constructions, à s’accroupir pour mieux appréhender ses paysages sonores, à les effleurer, à en percevoir non seulement la forme mais aussi la texture, à les voir de près, à écouter les jeux du son avec la surface du sol, sa réflexion sur les murs. La vue et l’audition doivent être confondues, rendues indivisibles. Il faut presque pouvoir toucher le son avec les yeux, ce qu’il va jusqu’à proposer littéralement avec sa pièce Music for the Eyes en 1981, dans laquelle le public, couché sur le sol, porte sur les yeux des mini-haut-parleurs, vibrant sur les paupières fermées. Parmi ses rêves il y avait également celui de faire chanter les pierres. Pour y parvenir il voulait évider des galets, des cailloux, et installer à l’intérieur de chacun un de ses mini-haut-parleurs. Le projet s’est révélé plus complexe qu’il y paraissait et Julius allait y renoncer lorsqu’il s’aperçut que lorsqu’il posait le pavillon sur la pierre, le son semblait quand même sortir de celle-ci, de la même manière qu’au cinéma les voix semblent sortir des personnages et non d’une série de diffuseurs placés à plusieurs mètres d’eux.
Ainsi, ces fameux haut-parleurs piezzos, semblables à ceux qu’on trouve dans les anciens téléphones, sont devenus ses instruments de prédilection, sa marque de fabrique ; il les organise en orchestre, en disposant parfois jusqu’à une cinquantaine dans une pièce, jouant à faible volume pour maintenir une certaine discrétion malgré leur profusion. Ils lui permettent de multiplier les détails, les angles, les sources, tant sur le plan sonore que sur le plan spatial. Écouter son orchestre nécessite de se déplacer, de s’approcher, et le paysage sonore qu’il crée évolue ainsi sans cesse non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace, selon la position du visiteur. Il dit aimer ces buzzers pour leur côté mécanique, pour leur son artificiel, à des milliers de lieues de toute idée de haute-fidélité. Il les compare au contraire à des insectes, produisant du son non par le souffle mais par frottement, par friction. C’est un pas de plus dans la personnification de ces haut-parleurs, leur accordant une vie propre, une autonomie. Ils ne sont pas seulement diffuseurs de son, on aimerait croire qu’ils le produisent d’eux-mêmes, tant est grande la tentation de les individualiser, de les voir non comme des instruments mais comme des êtres vivants. Ils sont à la fois médiateurs de son et acteurs dans le dispositif de Julius. Loin de les dissimuler, comme il est de coutume, il les met en scène et s’il aime associer ses buzzers à des pigments de couleur, en poudre dans un bol, en poussière sur le sol, ou vibrant directement sur les haut-parleurs, ce n’est pas pour rechercher une quelconque synesthésie, mais bien réaliser une simple conjugaison, une combinaison mystérieusement émouvante d'éléments sonores et visuels.
Ses installations ont un étrange pouvoir apaisant, qui est propice à une attention nouvelle, une capacité autre à se concentrer et à percevoir les détails infimes de ses installations minimalistes, des pigments en poudre vibrant sur la surface d’un mini-haut-parleur, des sons indistincts provenant d’un coin de la pièce, un amoncellement de poussière. Cette recherche d’une calme contemplation, mélange de méditation et de silence, évoque pour beaucoup des visions de l’Asie, et Rolf Julius reconnaît une influence du bouddhisme zen sur son travail, n’ayant selon lui jamais compris le silence avant de l’entendre dans un temple au Japon. Or le silence est une des composantes les plus importantes de son œuvre, qu’il s’agisse du silence entre les sons ou du volume parfois imperceptible de ses créations. Cet intérêt pour le silence l’a naturellement attiré vers le travail de compositeurs comme Morton Feldman et bien sûr John Cage. Bien qu’ayant été leur contemporain, il ne les a jamais directement fréquentés, de son propre aveu par timidité, mais aussi en partie pour maintenir une certaine distance avec leur enseignement, et ainsi préserver sa liberté créative et son approche personnelle. Le lien avec John Cage s’est donc fait par musiciens interposés, via Takehisa Kosugi et David Tudor entre autres. Il cite ainsi David Tudor comme un précurseur de l’installation sonore. C’est en effet sous l’influence de sa pièce Rainforest, qui disséminait une multitude de sources sonores dans un espace artificiel, à visiter comme un jardin, à découvrir comme une promenade, qu’il a élaboré son approche artistique. En brisant la traditionnelle séparation entre le public et la musique, entre la salle et la scène, Tudor a inauguré une vague de bouleversement dans la manière de présenter la musique, sans laquelle la scène actuelle du sound-art et de l’installation n’aurait peut-être pas pu exister. Les pièces de Rolf Julius sont elles aussi des espaces où il faut déambuler, des lieux où l’on peut trouver le calme et « faire retraite du monde tout en continuant à y participer ». Elles composent un univers miniature, un monde en réduction, qui modestement « doit servir de catalyseur afin de nous faire prendre conscience de la beauté du monde qui nous entoure ».
Benoit Deuxant
1 – Interview de Rolf Julius par Regina Coppola, extrait de Large Black (red), University Gallery, Fine Art Center, University of Massachusetts Amherst, 2001.