parcours

ITINÉRANCE

« Le réel est ce avec quoi notre relation est toujours vivante et qui nous laisse toujours l’initiative, s’adressant en nous à ce pouvoir de commencer, cette libre communication avec le commencement qui est nous-mêmes ; et tant que nous sommes dans le jour, le jour est encore contemporain de son éveil. » (Maurice Blanchot, L’espace littéraire)

Une façon immédiate et sincère de présenter ce parcours serait de le laisser en friche, de ne pas lui chercher d’autre vocation que celle de continuer en son mouvement, vocation qui serait, à la lettre, comme un appel d’air, un souffle qui circulerait de la musique à l’écriture. Que gagne-t-on lorsque l’on se reprend ? Le plaisir du travail bien fait, lissage de ce qui, a priori, n’accuse que des risques : textes rédigés au ras des obstacles, objets sonores d’un abord abrupt, et partout les escarres du doute, l’angoisse de ne pas suffire, ou d’excéder. A distance, puisque l’écart permet la reprise, on se met à distinguer ça et là des traces de sens, et le parcours prend la forme d’un chemin de pensée. Il n’y a plus qu’à en prélever quelques signes, quelques épisodes significatifs pour que, mis bout à bout, ceux-ci se révèlent non pas seulement solidaires, mais comme l’ayant toujours été. Le texte apparaît, pacifié, écrit. Et de ce fait, terriblement ennuyeux : un texte achevé est un texte interdit auquel il manque l’essentiel, l’inscription des blancs, les voies ne menant nulle part et le climat d’insécurité qui l’a vu naître et qui, à lui seul, le légitime : mise en question de l’ouïe, de la peau, de soi.

Cette offre qui m’était faite d’écrire librement sur la collection Archipels, je me devais donc de l’honorer sans filet, sur fond de mon peu de connaissances, car elle reposait justement sur ces deux termes : exposition, lacunes. A ma charge de donner chair à ce librement trop vague, presque éthéré, et certainement inutile quand il s’agit d’écriture. Pour coïncider avec ces musiques, il fallait que mon parcours consiste en leur découverte. Que je les aborde telle que je suis, démunie face à l’étrange, pauvre encore de ce qu’il peut m’apporter. Cela, malheureusement, m’est apparu trop tard, peut-être aujourd’hui seulement, à la faveur de cette drôle de reprise qui, je dirais, tient davantage de l’épilogue que de l’avant-propos. Aussi mon parcours reflète-t-il un état d’esprit intermédiaire, l’hésitation de quelqu’un qui commence à se déprendre, mais ne se déprend pas encore suffisamment. Car il faut du courage pour se mettre dans la position de celui qui ne sait pas, pour se rendre disponible, et c’est se confier à l’inconnu, d’une certaine façon, se laisser envahir. Il faut du courage, mais aussi du temps pour différer la venue de l’explication, ajourner le moment où un savoir plus objectif va venir prendre la place de maintes erreurs d’appréciation, mais par là, privera l’œuvre de cette part de nous-mêmes que nous lui donnons en retour, qui est participation, invention, manière de composer avec elle.

L’approche honnête serait donc sensible, anti-théorique, elle ne se réclamerait même pas d’une quelconque intuition : cela reviendrait encore à se prévaloir d’une part de vérité. Concrètement, il est question d’une rencontre, et de se montrer vrai face à un autre – vrai, peut-être, lui aussi (mais l’incertitude a son importance). La rencontre en tant que telle ne relève pas de la vérité : ici nul absolu de l’écoute. Si cela était, écouter n’aurait pas d’autre sens que celui d’un itinéraire déjà gravé – il n’y aurait ni parcours, ni Archipels. Seule peut être qualifiée de vraie l’intention mise dans l’écoute, je confié à un autre. Dans l’intervalle, au cœur de cette relation, il est moins question de ne pas savoir, que de sonder son propre percevoir. Le vertige, mais le vertige réfléchi.

Je l’ai dit, cette écoute honnête, telle que je viens de la définir, n’a pas été suffisamment mienne. Pour autant, mon parcours ne la contrarie pas dans la mesure où l’un devait nécessairement mettre l’autre au jour. De fait, ce travail sur les matières difficiles d’Archipels s’appuie sur un tel fond d’impuissance qu’il s’est peu à peu mué en exigence de clarifier ses propre termes.

Ceci étant, il y a bien une façon de laisser voir le parcours tel qu’il est (et non tel qu’il devrait être). Et ce serait d’en parler comme de l’inscription d’une forme dans une autre. C’est à dessein qu’au mot traduction, généralement consacré à la pratique du commentaire, je préfère celui d’inscription : ce dernier me semble mieux retracer la nature particulière de l’échange qui s’effectue entre l’écoute et l’écriture. Les textes de mon parcours ont valeur de tentatives parce que, autant le répéter, j’étais moi-même irrésolue, cherchant ma voix et ma légitimité, l’une n’allant pas sans l’autre. Mais, encore et surtout, parce que les musiques sont des individus – il s’agit bien de rencontres – individus qui se voient proposer autant de visages que d’écoutes, formes avec lesquelles ils peuvent correspondre. Entre musique et écriture, formes sœurs, complices, l’échange est enchevêtré. D’où cette proximité affective qu’il faut, à mon avis, se garder de réprimer, transcriptions poétiques, hypothèses lyriques, mais plus encore désaccords, considérations frivoles, étreintes amoureuses.

Quant au choix des œuvres qui y figurent, choix ténu, pour ne pas dire parcimonieux, il ne procède que de tâtonnements. Arpentée à l’aveugle, à l’oreille, au pouls, en laissant venir les idées, les images, les sensations, c’est ainsi, effleurée, que la collection Archipels se défait en tant que collection et se révèle, finalement vivante, questionnable, réceptive. L’emprise totalitaire inhérente à tout classement peut céder sous la pression du sensible et c’est une bonne chose. Si ça et là subsistent encore quelques soupçons de rigueur, on peut aussi se dire que c’est une rigueur bricolée, et s’y frayer un chemin cette fois selon ses affinités.

De ce parcours ne se distinguent que des figures plus ou moins dessinées, plus ou moins éprouvées. La toute première est également une des plus marquantes, un auteur presque à l’opposé de sa musique – mais ce qui semble se placer à l’opposé ne demande bien souvent qu’un réajustement du regard, pour pallier la méconnaissance des dynamiques intimes qui opèrent par transgression. Ici je songe à Morton Feldman. A ce moment-là j’avançais confuse, presque à reculons, aussi trouvai-je alors un certain réconfort auprès de celui que je surnommais affectueusement « colosse de la ténuité ». Plus tard, plus assurée dans ma démarche, j’ai pu m’aventurer dans les Amériques de Varèse et jouer à le décrire, lui, comme un personnage. En cours de route, une langue à l’haleine de terre et de chair m’apprit que le son avait également une odeur. Du moins pour Georges Aperghis. Et que dire de l’impression que me fit John Cage ? Son raffinement intellectuel aurait pu me contraindre au silence et cependant, c’est avec délice, et, j’avoue, non sans une certaine mauvaise foi, que je me suis enfoncée dans ses paradoxes. Aussi, ne pouvant jamais adhérer totalement à ce que j’entends, à ce qu’on me dit – surtout quand la méthode est argumentée et le discours charmeur – je suis restée à distance des balades sonores de Christina Kubisch, leur préférant – assez ironiquement – mes voix intérieures ; quant aux dramaphonies d’Alexandre Yterce, c’est peu dire qu’elles n’ont pas eu sur moi l’ « effet » escompté. Tout le contraire des sculptures sonores de Max Eastley, qui, parcourues d’eau et de vent, font écho à l’intime comme miroirs de mémoire auditive ; et plus encore j’ai aimé divaguer en haute mer avec Cécile le Prado jusqu’en son Triangle d’Incertitude – à quel point familier de ma propre géométrie du doute. Cependant, de tous ces noms si je ne devais en garder qu’un seul, ce serait celui de Ligeti, dont la musique semble m’avoir toujours attendue, anticiper notre rencontre. Une évidence que seul le désir permet.

Ligeti : il n’y a pas si longtemps, à propos de sa musique, j’évoquais le chant des sirènes : « C’est pourquoi ses eaux calmes n’ont pas droit à l’existence, c’est pourquoi elles infligent l’apparence comme un piège. L’arrière monde doit rester enfoncé, invisible et inaudible, seule l’illusion peut, non pas le faire apparaître, mais le rendre désirable. Interdit comme tel, il provoque des images, des reflets sonores ; il s’ouvre d’autant plus qu’il attend d’être arpenté. La musique attend, la musique est ce chant des sirènes, irrésistible appel et invitation au voyage. » Chant des sirènes : le premier temps de l’expérience est une mise en danger. J’ai commencé ce texte dans l’intention, sinon de définir, du moins de clarifier mon rapport à la musique. J’y ai travaillé quelque temps, puis il m’a semblé plus urgent d’interroger le vécu même de ce travail. L’un ne se résorbe pas en l’autre, mais si je devais continuer, la question de mon rapport à la musique non seulement se ferait plus pressante, mais elle ne cesserait de m’entraîner vers un ailleurs – rapport à d’autres matières, rapport au monde – qui signerait son ajournement. Le second temps de l’expérience est une interrogation sans fin.

Aperghis : exprimer cette odeur sonore

« Le seul traumatisme de l’homme n’est point celui de la naissance, auquel un vain peuple des sciences humaines croit, mais d’être né malentendu, et que le malentendu soit l’essence de la communication. ». (François Régnault, Né malentendu. Autour des Machinations de Georges Aperghis, 2008)

« Il y a un horizon sonore derrière le fond des lieux. Morceaux de sons d’une peur qui a éclaté jadis comme l’univers et que hèle la dépression, qui s’entrave dans le plaisir, qui s’échappe dans la souffrance. […] Toutes les langues du monde semblent secondaires à l’égard de cette plainte de faim, de détresse, de mort, de solitude, de précarité. Comme les bêtes viennent se frotter dans leur propre puanteur. Les langues qui sont prononcées aiment la masse des voix. Toutes les langues du monde, si puissantes ou habiles qu’elles soient, ne couvrent pas cette odeur sonore de l’espèce. » (Pascal Quignard, Petits traités I, 1990)

La musique n’est pas un mode d’expression plus direct que la parole. C’est un langage sophistiqué, dont le pouvoir émotionnel n’atteste pas la spontanéité. Basé sur l’alphabet latin, le système de notation musicale anglo-saxon trahit la gémellité des langages : la partition est un texte composé de sons. Pour être transmise la pensée se transforme ; ce qui la précède – sensation, intuition, geste – se déforme. Les significations évacuent le désordre, s’organisent, se complètent, suscitent des correspondances. Ces réseaux prolifèrent à l’infini loin de leurs racines ; les tours de Babel s’élèvent les unes après les autres. En dépit de leur complexité, les langages n’épuisent pas l’être, ils le réduisent au silence. Restent des traces – des raclures, pour Artaud, l’innommable pour Beckett, une odeur sonore.

Initié par les avant-gardes au début du XXe siècle, l’art moderne, dans une de ses multiples orientations, vise précisément cette portion primitive, encore intacte, trace de l’être en friche. L’aporie philosophique est, pour l’artiste attiré par l’indicible, un fort stimulant : tout ce qui lui résiste, il veut l’exprimer avec violence.

C’est le défi que se pose Georges Aperghis dans le courant des années 1970. Ce compositeur d’origine grecque, venu en France à l’âge de dix-huit ans, délaisse alors le sérialisme pour fonder (avec sa femme, l’actrice Édith Scob) l’Atem, ou Atelier de théâtre et de musique. Il s’agit, dans un premier temps, de réunir en un seul lieu des pratiques indûment séparées. Comme musique et parole partagent la même origine et des intentions similaires, tous les arts de la scène sont physiques, contigus du corps et du son. Inspiré par le travail de Mauricio Kagel (1931), Aperghis met en place un théâtre musical sur un principe d’équivalence entre acteurs, instrumentistes, chanteurs et danseurs. C’est dans la suppression des hiérarchies que le concept se distingue de l’opéra, ainsi que dans la dislocation du discours. Il y a bien, pour les deux genres, un projet commun d’art scénique total, mais tandis que l’opéra harmonise les langages en liant le texte aux voix et aux instruments, le théâtre musical fait exactement l’inverse. Ses éléments basculent en position critique. La musique, la narration, pour peu qu’elle soit encore présente, les voix, les mots. Les dislocations se juxtaposent dans une immense détresse, qui préfigure une jubilation plus grande encore.

Un tel délitement expose l’art au nihilisme. Aperghis se garde de toute radicalisation, de toute littéralité. S’expliquant sur sa démarche, il établit un parallèle avec les peintures rupestres préhistoriques. Le dessin, dont la finesse de traits subit les anfractuosités de la roche, finit par composer, avec les âpres reliefs, une œuvre hybride, étrange et versatile, à laquelle l’œil ne peut jamais s’habituer. Appliquée aux créations scéniques, cette métaphore souligne le caractère positif des accidents, des obstacles qui d’une part, éveillent sans cesse l’attention, d’autre part compromettent la fixation du sens. On cherche l’être sans forme, sans voix, l’en-deçà du langage. Les mots se décomposent en phonèmes qui se répètent, les chanteurs émettent des borborygmes, les instruments gémissent, les corps se tordent. Et le spectacle, loin de sembler sinistre, produit plutôt une réelle jouissance. Une énergie fuse manifestement de l’épreuve – et c’en est une pour les artistes, que d’émettre, parfois contre nature, ces hoquets, ces cris, gloussements, râles, soupirs, grondements –, les bruits organiques exacerbent les sensations, rendent nerveux, excitent. L’essentiel, pour Aperghis, est de prévenir la formation de cellules signifiantes, horizon scabreux d’une pensée qui se limite elle-même. Mais on en arrive aussi à cette évidence, ironique et heureuse, que les corps et les mots épars qui s’élancent de tous côtés, dans des éclairages variés, composent une chorégraphie dont les significations rejaillissent irrésistiblement. Il est difficile de ne pas interpréter, de seulement vivre un spectacle… Sans doute le programme d’Aperghis réclame-t-il, de la part du spectateur, un détachement égal au sien.

John Cage : discipline et paradoxes de l’indétermination

« Le désordre dans lequel nous vivions, c’est-à-dire le désordre qui voulait qu’un bidet se convertît insensiblement et tout naturellement en discothèque et archive des lettres en attente, m’apparaissait comme une discipline nécessaire. » (Julio Cortázar, Marelle)

Il n’est pas dans mon intention de livrer un aperçu de la vie de John Cage ni de son œuvre. A la biographie je ne substituerai pas davantage un de ces portraits par lesquels je tente d’appréhender l’art par la fiction, cette pratique ne convenant pas du tout au sujet, lui étant même contraire faute d’une subjectivité suffisamment flexible, suffisamment insolente surtout, pour se rapporter à lui. Elle a sa place bien sûr, mais ailleurs, en des endroits dont le compositeur a compliqué l’accès, endroits non pas illusoires mais mobiles et changeants et, de toute façon, inappropriés. Mes élucubrations musicales ne méritent pas, en général, que je prenne de telles précautions oratoires ; le fait est que Cage m’intimide et m’incite à la réserve. Chose étrange, il s’agit moins de ma part d’un embarras dû au prestige, au poids historique, qu’une défiance vis-à-vis d’une pensée qui, je le sens, entraîne la mienne dans des zones qui lui sont contraires. Et c’est bien sûr de ce heurt que naît en moi la curiosité, le désir, le défi d’aller à sa rencontre. Dès lors, ce que j’en dirai touchera moins la personne – ou plutôt, le personnage –, touchera moins l’œuvre ou sa trame mystérieuse qu’une certaine conception de la musique pouvant être, de loin, ressaisie, comprise et intériorisée.

En particulier, l’idée que je retiens est celle de l’indétermination. Si je m’en réfère au cheminement de Cage, je constate avec plaisir qu’il relève davantage d’un opportunisme sensible que d’une habileté spéculative sans âme. Encore faut-il s’entendre sur le terme opportunisme, dans lequel je vois le fruit d’une vigilance apte à saisir la chance, qualité que l’on désigne aujourd’hui par le mot sérendipité. Ainsi du concept d’indétermination, mis au jour incidemment : c’est l’invention, en 1938, du piano arrangé. Ce piano, dans lequel sont introduits divers objets, n’est pas tant un instrument de subversion, ce qui serait pourtant bien dans l’esprit de l’époque, qu’il n’est conçu pour régler à moindres frais certains problèmes logistiques. C’est là que tout s’inverse : les cordes et la caisse de l’instrument réceptacles de matières hétéroclites (métal, plastique, caoutchouc, verre, etc.), s’enrichissent effectivement de rythmes et de timbres, mais surtout, ce bric-à-brac et ce remue-ménage rendent le jeu de l’interprète aléatoire. L’altérité que la musique accueille la contamine tout entière, le piano trône en son centre, réservoir d’imprévus, paradigme d’une culture aggravée. Suite à cette heureuse expérience, Cage décide d’étendre l’indétermination à l’acte même de composer. A ce stade, il est intéressant de noter qu’il ne s’agit nullement, de la part du compositeur, d’un véritable lâcher-prise, en ce sens que, comme pour le piano arrangé, plus qu’un retrait c’est un ajout qui provoque l’indétermination. Entre la partition et ses interprètes, John Cage interpose de multiples subterfuges : calques, diagrammes, jets de dés, oracles du I-Ching, etc. Inutile d’entrer dans les détails, l’essentiel est de retenir que partout la dynamique de la création est maintenue, voire renforcée. L’abandon est dans la conséquence bien moins que dans la démarche.

Indétermination ne signifie pas innocence, encore moins désintéressement. C’est un procédé orienté en vue d’une fin : revivifier la musique. Mais peut-être est-il temps que l’on cesse d’utiliser le mot musique, tenu en bride par une histoire ancienne qui en fige le sens. Il faut alors, sans rien céder en contenu et en virtuosité, recourir au son ; composer revient donc à créer les conditions nécessaires au libre déploiement sonore. En un sens, il s’agit de rivaliser avec la nature en générant des sons vivants et autonomes. Cette conception, largement inspirée par les écrits de Thoreau, proscrit logiquement toute forme de mimétisme, même celui qui feint de promouvoir une modernité dont il se contente d’imiter (ou de reproduire) certains signes distinctifs. On le comprend, rien n’est plus opposé à l’indétermination que la vaine quête de ressemblance. Si Cage se plaît à enregistrer des bruits sur bandes magnétiques, il se garde de ne jamais les utiliser tels quels, les débarrasse de leur contexte et du champ sémantique qui les recouvre, les fait régresser jusqu’au dénuement. Son ambition est essentialiste : il s’agit d’atteindre le son en soi. A cette exigence l’indétermination en ajoute une autre, qui est également moyen d’accéder à la première : l’indétermination est le mouvement par lequel le son est rendu à lui-même, et cette pureté retrouvée justifie à rebours l’indétermination. Le raisonnement se ferme en cercle parfait.

En tout état de cause le principe d’indétermination est problématique. Le silence, qui en figure la clef de voûte, soulève précisément de nombreux paradoxes. Encore s’agit-il d’un emploi restrictif, d’une forme de silence, qui est : suspension du geste musical (4’33’’). C’est-à-dire, comme le piano, il s’agit d’un silence arrangé, dont le potentiel génésique repose sur la contrainte et sur la préméditation. Le public est convoqué ; sont requises la présence, l’action et l’attention. Alors seulement, encadré et prescrit, le silence fait œuvre : il accueille les bruits ambiants et les redistribue à ceux qui sont là, à ceux-là même qui les émettent.

Or si d’une part, l’indétermination relève d’une discipline et, d’autre part, le silence s’accompagne d’une procédure, la liberté rendue au monde sonore restreint singulièrement celle de l’écoute. Certes, l’indétermination, en laissant surgir le son, le renforce, mais l’acte de volonté qui la sous-tend ne le laisse pas indemne. Sans doute le son ne souffre-t-il plus de disparaître sous d’épaisses couches de récit et de symboles, mais c’est oublier un peu vite que la musique, en le dissimulant et en composant avec lui, le protège et le met à l’abri. Cage offre au son une attention que le monde ne lui a jamais octroyée. De quoi est fait le réel ? De nos perceptions mélangées, de nos perceptions émoussées. Que gagne le son a être ainsi surexposé ?

Non que cette manœuvre me trouve incrédule, je me contente ici de soulever les questions qui me hantent lorsque j’appréhende l’œuvre de Cage et qui, je crois, peuvent expliquer certaines perversions qu’elle a pu subir dans son héritage… Contre l’infini du sens dans la musique, quelle sorte de remède propose le son purifié ? Dans son obstination à dévoiler un monde sonore organique, désintellectualisé, John Cage n’en facilite nullement l’accès, au contraire : cette nudité qui s’offre à l’écoute signifie l’exigence de notre disponibilité. Par analogie, je peux imaginer une rencontre fortuite avec une personne connue. Selon l’affection que je lui porte, mes sentiments seront variés mais difficilement absents. Et si cette personne me trouble, me dérange ou me surprend à un moment importun, et si je suis amoureuse, et si, à la faveur de cette circonstance exceptionnelle, je lui découvre quelque qualité nouvelle, tous ses sentiments ne finissent-ils pas par former des pensées, susciter des interprétations ? Comment pourrais-je m’en défendre, sinon par une indifférence dont je suis de toute façon incapable ? Il en va de même pour la musique et, a fortiori, pour une production sonore que je suis mise en demeure d’écouter attentivement. Je ne serai pas indifférente, les sons auront un effet sur moi, un effet physique et intellectuel. Le son est d’autant plus sonore qu’il est mis en scène – paradoxe de l’indétermination –, d’autant plus retentissant qu’il reçoit cette part de moi-même qu’est mon écoute, il est, dès lors, d’autant plus chargé, d’autant plus signifiant… Cette admirable construction, cette exigence qu’est la musique du hasard, se fracasse contre mon propre déterminisme, se compromet d’autant plus radicalement qu’aucune grille ne la protège, qu’elle se donne à moi dans sa nudité et qu’il me manque sans doute la candeur nécessaire pour respecter la sienne. Il y a moins de réel dans le son que de sons dans le réel. Cage en a fait l’expérience lui-même : dans le silence le plus absolu, c’est son propre corps qu’il entend. Et j’ajouterai : ses propres pensées. Le son, augmenté de l’écoute, ne peut jamais se remplir que d’irréel.

Max Eastley : miroir de mémoire auditive

Pièces disparates jonchant le sol ou accrochées aux arbres, solitairement offertes à l’acoustique du hasard, les sculptures sonores de Max Eastley s’alimentent d’air et d’eau, aidées parfois d’un moteur pour les nécessités d’une exposition. De ces installations la musique n’est qu’un épiphénomène, à peine étrange, presque naturel. Reflux sensoriel de ce que l’habitude éteint par discrétion, de ce qu’elle filtre et dont elle nous prive par souci d’efficacité – chuintements, souffles, frictions, goutte à goutte –, imperceptible bruit de fond du quotidien. Sur le principe, la nature n’a pas à être imitée ni même recréée, il suffit qu’elle soit, infiniment variable et féconde.

Le dispositif tend cependant à réduire la nature à l’échelle humaine. Toute installation artistique, quelle qu’en soit la finalité, s’inscrit dans un cérémonial qui en modifie les prémisses. Le facteur humain et la visée démonstrative de l’œuvre la constituent tout autant que son devenir, qui ne dépend de personne. L’intention de l’artiste, la mise en place d’un système, le choix précis d’un lieu, l’enregistrement et la reproduction de l’événement sur une durée limitée confinent la sculpture sonore à une proposition esthétique, qui s’énonce comme la mise en exergue raffinée du réel. « Mise en exergue » : l’expression est opérante, poétique. Le fragment porté en haut du texte, composé comme lui de mots, d’idées et de significations ne se distingue guère que par sa position, position qui, dans un second temps, influe sur la lecture, transforme subjectivement le contenu, le décale vers une autre dimension. Ainsi des événements sonores, que Max Eastley isole et catalyse, imaginant à cette fin un véritable instrumentarium personnel ; cloches, harpes, arcs, cordes, tuyaux engagent l’eau et le vent à exprimer fortuitement leur essence acoustique. Sans hiatus, le moteur électrique remplace la nature lorsque l’installation se produit en milieu fermé, ce qui concrètement ne change pas grand-chose : le procédé induit de fait une homogénéité sonore. A l’air libre, la sculpture est ingénieusement positionnée de façon à ce que son principe actif soit intensifié. La beauté naît de la rencontre entre l’élément et le matériau ; le rôle de l’artiste consiste à provoquer, à systématiser cette rencontre. Au delà des apparences, il joue avec l’illusion du naturel, du spontané, il crée des résistances ; ces « musiques » sont obtenues par la contrainte, arrachées à l’ineffable texture sonore des lieux désertés, imposées par le bois, l’acier, modélisées et artificiellement reproduites. C’est donc un art d’entraves et de faux-semblants, auquel l’absence d’interprètes et de partitions confère une légère aura métaphysique. Quelques lignes mélodiques viennent parfois s’immiscer dans le son « naturel » que produisent les sculptures alors que, sur le disque, les séquences subissent un découpage et un réagencement qui en accentuent le côté construit, minimisant un peu plus la part de hasard.

Notre rapport à la sculpture sonore reflète la polarité de son principe, entre l’humain et l’inhumain, entre la physique et la métaphysique : tantôt nous nous intéressons à son fonctionnement, tantôt nous voyageons dans un univers sensoriel bizarrement familier. Les deux approches sont complémentaires. Évidemment ces installations éveillent tout de suite la curiosité. Spontanément resurgie, presque enfantine, c’est l’attirance pour les dispositifs ludiques, les machines tortueuses, les engrenages compliqués, lesquels sollicitent notre capacité à décomposer, analyser ; la technique fascine, surtout lorsqu’elle s’allie à l’esthétique, la nouveauté défie la raison, réveille l’imagination. De l’effet à la cause l’extériorité de l’œuvre invite à la réflexion, au débat, suivant le plan de ses mécanismes supposés. L’attention s’oriente vers l’objet observé, écouté, mais qu’en est-il en l’occurrence lorsque l’on ne dispose que d’un enregistrement ? Est-ce que cela fonctionne encore ? De tous les sens, seule l’ouïe est encore sollicitée. Or, il se passe ici quelque chose de merveilleux, qui tient à cette faculté extraordinaire du cerveau à compenser ce qui lui fait défaut. L’écoute génère des images, des odeurs, des sensations liées aux sons, au vent, à l’eau… En plein air ou en milieu fermé, la sculpture sonore prolonge, dilate l’espace dans lequel elle s’inscrit. Lorsque le réel s’atténue, l’imaginaire prend la relève, l’écoute mène tout doucement à la subjectivité pure.

Sans doute l’angle d’accès (auditif, visuel, analytique, rêveur) détermine-t-il au final la perception et, plus loin, la compréhension de l’œuvre. S’il s’agit d’une prise de conscience, synthèse des divers éléments qui la composent et en résultent, ce processus ne débouche sur aucune connaissance. Il n’y a pas ici la possibilité d’une compréhension riche ou pauvre, profonde ou superficielle, pas plus qu’il n’y a de compréhension juste : laissée à l’indétermination, l’œuvre est fuyante, elle se dissout dans l’instant, mise en forme sans contenu – comme toute musique après tout. L’univers de Max Eastley ne propose rien de nouveau, finalement, ni dans les sons ni dans la musique qui se forme a posteriori. Au contraire. Là où la musique exige d’être répétée afin de se constituer elle-même comme objet de mémoire et d’être lisible, déchiffrable, la sculpture sonore est déjà la somme de ses objets mémoriels. C’est un miroir pour la mémoire auditive.

Morton Feldman : colosse de la ténuité

Une vie aventurière, trépidante, riche en secrets et faux-semblants aurait fait de lui le rêve du biographe. Ces événements, s’ils ont eu lieu, se sont produits dans cette dimension intime qui échappe à toute chronologie. Au portraitiste en revanche, que le fait concret intéresse moins que les entrelacs d’une personnalité, le caractère de Morton Feldman offre une matière tumultueuse, dont l’exercice de l’ironie et le goût de la contradiction compliquent sensiblement la lecture.

Voyez d’abord ce visage renfrogné : c’est celui d’une musique ténue, presque silencieuse ; d’un compositeur capable de s’emporter contre l’orchestre, de lui hurler de jouer moins fort. Morton Feldman pesait cent cinquante kilos et sa musique ne pesait rien. D’une ambition démesurée, il déclarait vouloir devenir le « premier compositeur juif de tous les temps » (supérieur à Mendelssohn, Mahler et Schoenberg), mais refusait d’exercer la moindre fonction de musicien professionnel, préférant travailler dans l’usine de confection de son oncle. Bien sûr, fidèle en cela à la pittoresque réputation du Juif new-yorkais, causticité et autodérision servant à dissimuler une inavouable mélancolie.

Longtemps son ami le plus proche fut John Cage, et leur rencontre fut aussi insolite que cette improbable relation entre deux artistes que tout opposait : le maintien, l’orientation sexuelle et même l’écriture musicale. C’était en 1950. A l’occasion d’un concert au Carnegie Hall, où se jouait en première partie une symphonie d’Anton Webern, ils s’étaient par hasard retrouvés dans la rue, à l’entracte, esquivant la seconde partie du programme, dédiée à Rachmaninov – cet insupportable romantique ! Et là, tout naturellement, la rudesse du fils d’émigrés s’était accordée au raffinement du dandy californien, si bien que, quelques jours plus tard, Feldman prenait un appartement dans la maison de Cage. Incidemment, ce fut comme emménager dans une société d’artistes. Jackson Pollock, Phillip Guston, Robert Rauschenberg : découvertes, éblouissements, fenêtres ouvertes sur ses propres possibilités. De ses fréquentations, Feldman retint deux choses : qu’il était libre de créer ce qu’il voulait, comme il l’entendait ; qu’il pouvait s’inventer, vis-à-vis de la musique, un rapport de plasticien. Tout d’abord, il décida de quitter l’espace rassurant et géométrique de la partition. Intersection III (1953) propose un système de cases et de grilles relativement complexe par lequel l’exécution finale du morceau devient aléatoire et non reproductible. Ne reste plus que l’éventualité d’un événement sonore, ce dernier ne dépendant plus de la sensibilité de l’interprète mais au contraire d’un contexte objectif, fortuit. Feldman explora diverses formes d’indétermination, jusqu’au jour où, lors d’un concert dirigé par Bernstein, il se fit siffler par le public, et par l’orchestre. Ces essais cessèrent aussitôt de l’amuser, il se mit à travailler autrement.

Fasciné par l’école de Vienne (Schoenberg, Berg, Webern), enthousiasmé par les audacieuses innovations de ses amis plasticiens, Feldman se mit à creuser sa propre voie dans la modernité, solitaire et secrète, révélant de son caractère un angle presque antagoniste, qu’il continuerait d’ailleurs à désavouer en public, sans rapport évident avec l’homme social, débonnaire et terrestre qu’il donnait à voir. Goutte à goutte sur la partition retrouvée, il se mit à déposer les notes comme des taches de couleur, dont certaines, si pâles, se perdraient dans la blancheur de la feuille. Cisèlement de silences et de sons, distincts mais indissociables, sa musique se déploie sans fin, sans début, nappe étale jamais semblable, frissonnant d’une onde mystérieuse venue des profondeurs, tantôt claire, transparente et rieuse, tantôt opaque, rideau hermétique, étouffante fixité. Écrivant sous la seule dictée de l’instant, sans structure, sans préméditation précise, Feldman, disponible et méditatif, errait dans les régions peu fréquentées d’une création à la fois maîtrisée et dilatée jusqu’à la dissolution. Ces pièces pouvaient durer des heures, et exiger du public, de l’orchestre, une patience presque inhumaine. En contrepartie, l’abandon de soi qu’induisent ces flots de lenteur et de durée, facilite l’accès à un état mental privilégié, d’absence et de conscience exacerbée. Le compositeur, de son corps pesant solidement arrimé à la terre, pouvait encore rire et fabuler, présenter ses œuvres comme des pièces de musée, que le spectateur examine l’une après l’autre, parcourant les salles innombrables sans fatigue, l’attention toujours renouvelée – comparer la texture du son avec celle de la peinture, et se prévaloir d’une musique physique, immédiate, sensuelle.

Cette scission entre œuvre et vie, glissement progressif vers une introversion et un individualisme radical, n’exclurent cependant pas de stimulantes collaborations. L’expressionnisme abstrait avait joué dans son travail le rôle d’un catalyseur, aussi conçut-il naturellement la bande-son du documentaire de Hans Namuth consacré à Jackson Pollock. Samuel Beckett, dont il partageait l’aridité formelle, rédigea le livret de son opéra Neither, sans intrigue, sans personnages et sans lieu, dévidant les mots comme un long poème, prégnant et vide. Une communauté spirituelle se tissait d’elle-même entre ces artistes de la ténuité, unis par un intérêt partagé pour les zones-limites entre l’être et le néant. Ainsi du lien étrange avec Mark Rothko, qui lui inspira le sublime Rothko Chapel, écrit en 1970, peu après le suicide du peintre, dans lequel se mêlent confusément réminiscences de la Shoah et mélancolie intime, douleur collective et individuelle, transposition sonore de cette flamme sombre qui agite, inquiète, les grandes surfaces trop calmes des peintures de Rothko.

Dans les années 1960, il finit par accepter un poste d’enseignant à l’université de Buffalo (État de New York), convaincu que l’art de la composition ne pouvait être enseigné et, par transitivité, involontairement ingrat vis-à-vis de ses propres professeurs, pourtant prestigieux. Il est vrai que, pour accéder à la création, il lui avait d’abord fallu renier tout ce qu’on lui avait appris. Dès lors, il pratiqua cette fonction de façon tout à fait farfelue, assignant à ses élèves des tâches extravagantes. Et puis soudain Feldman devint riche : un héritage, un tableau de valeur acheté dix-neuf dollars, le succès commercial en Europe – l’aisance aussi simple, aussi insignifiante que la pauvreté. Puis il disparut, à soixante et un ans, foudroyé par le cancer, et ce serait dommage, tant son œuvre se détache avec grâce du bruit de fond continuel, du vacarme assourdissant qui nous environne, d’oublier qu’en apparence, son auteur ne lui ressemblait pas du tout et, que, d’un seul éclat de voix, il aurait pu l’anéantir tout entière.

Christina Kubisch, Je préfère marcher sans casque

Pendant quelques années, tôt le dimanche matin, j’allais à pied au cours de dessin. Il fallait traverser une partie de la ville, déserte à cette heure matinale, des rues étroites, un peu sales et dépourvues d’arbres. Je me souviens de l’itinéraire, d’abord la grande avenue où s’écoulait le goutte-à-goutte des voitures ; une à deux rues au delà, la circulation se raréfiait puis s’asséchait complètement ; sur les trottoirs il n’y avait personne. Je marchais en la seule compagnie des maisons, présentes tout le long, sans interruption. En compagnie des maisons – leur société silencieuse, murmure, bourdonnement, rumeur et soudain tumulte, grondement – bruit énorme, pluriel, dramatique. Dans ma tête, j’entendais tout, j’entendais la vie et la mort à l’intérieur, chaque personne en particulier, les familles, les récits, non pas de cette écoute parcimonieuse et filtrée qui nous préserve de la saturation, mais d’une écoute cumulatrice qui additionne et amplifie temps, espaces, passé, avenir, indices et hypothèses. Au début je suffoquais comme au milieu d’une foule, mon pas égal c’était la peur qui me paralysait et je voulais me sauver, me retrouver seule. A une heure plus avancée, l’animation de la rue, les passants, les portes qui s’ouvrent et se ferment, les voitures, les vélos – en somme l’ambiance normale du quartier – m’auraient distraite, je me serais coupée du monde, trébuchante, inattentive. Mais l’insondable étrangeté du matin, le vide et le silence contre lesquels je ne croyais pas devoir me protéger, m’extériorisaient violemment. Impossible de ne pas entendre, impossible d’éteindre le silence. Chaque dimanche l’épreuve se répétait sauf que peu à peu, je me suis non pas habituée, mais familiarisée. L’angoisse s’est repliée, laissant place à une curiosité nouvelle, à un formidable appétit de perception. Au fur et à mesure les façades se sont mises à changer d’aspect, s’assouplissant, comme des peaux épaisses couvrant des corps intéressants. J’apprenais à déchiffrer l’être sonore. Fantôme aveugle et transparent, je pouvais avoir accès aux intimités sans intrusion. Avec du recul je me dis que ces traversées matinales m’ont davantage appris sur l’art (et donc sur la vie) que les cours de dessin qui en étaient pourtant la motivation. Des contours du réel que je devais reproduire à l’académie, je préférais déceler, le long de mes marches solitaires, l’invisible contenu.

En me fondant sur cette expérience et d’autres qui ont suivi, je pourrais presque affirmer que l’on perçoit mieux par l’imagination que par les sens. Mieux, c’est-à-dire non pas littéralement, mais plus intensément, plus loin, plus profondément. D’autres indices me le confirment, le sentiment le révèle. Par exemple, on ne se sent jamais aussi amoureux que lorsque l’on ne sait pas si l’on est aimé en retour. C’est aussi le nerf de la jalousie : le doute, qui se nourrit d’un imaginaire illimité, nous bouleverse davantage que la certitude alimentée par des faits en quantité restreinte.

Aussi faudra-t-il s’interroger sur la légitimité imaginative de la démarche de Christina Kubisch. Lorsqu’à l’aide d’appareillages sophistiqués, elle fait venir le son d’une zone silencieuse, ne pose-t-elle pas une limite à ce qui ne devrait pas en avoir ? Ses « promenades électriques » qui rendent audibles, au travers de casques convertisseurs, toutes sortes d’émissions électriques et électromagnétiques, ne constituent-elles pas une intrusion anémiante dans le monde du silence ? Certes, il lui arrive aussi de désynchroniser les sons, de brouiller les sources entre ce que les promeneurs voient et ce qu’ils entendent, et il arrive qu’elle leur laisse la liberté de composer eux-mêmes leur parcours… Toutefois, à mon sens, le matériau reste problématique. Les sons – forcément synthétiques – que Christina Kubisch enregistre et soumet aux promeneurs n’ont de valeur qu’en rapport avec la source très relative dont ils proviennent, source discutable puisqu’elle résulte d’une conversion somme toute arbitraire. L’univers sonore n’a rien d’absolu : ce que présente Christina Kubisch doit être considéré comme une proposition. Elle n’en provoque pas moins une hémorragie dans le silence. Les sons qui s’écoulent dépriment l’imagination. On craint l’inconnu : les ondes, les courants électriques, les antennes suscitent des grandes peurs collectives et ces peurs, en concentrant l’attention sur le champ technologique du réel, opèrent une réduction. L’invisible, l’inaudible résident davantage en autrui que dans l’air qui m’entoure. Quels capteurs pour cet invisible-là, sinon ma sensibilité, mon imagination ? Ces instruments de mesure me distraient, m’éloignent de l’essentiel. A force de produire des prothèses externes qui prétendent augmenter nos capacités cognitives, nous perdons nos facultés compensatoires – ces prothèses internes, acquises, qui poussent en nous comme des cancers, des excroissances de sensibilité, qui, en fécondant l’imagination, font de nous des voyants, des poètes…

Lorsque la démarche d’un artiste va dans le sens d’un appauvrissement du réel, que son œuvre s’incline vers la finitude, le réel se referme et devient menaçant.

Ligeti ou le chant des sirènes

« La musique paraît demeurer immobile, mais c’est là seulement une illusion : à l’intérieur de cette apparente immobilité, cette qualité de statisme, il y a des changements graduels : je pense ici à une surface aquatique où se réfléchit une image, la surface de l’eau est alors peu à peu troublée, et l’image disparaît, mais très, très progressivement. A la suite de quoi l’eau s’apaise de nouveau, et nous pouvons voir une image différente. » (Ligeti, in Conversations, Ernst Eulenburg, 1983)

« Quand on peint une chose intérieure, on peint une chose enfoncée. Or l’enfoncement, quelque éclairé qu’il puisse être, ne peut jamais offrir l’uniforme et vive clarté d’une surface. » (Joseph Joubert)

La musique de Ligeti est d’une plénitude qui se dérobe ; l’aborder c’est la dissiper, c’est, du même coup, dissiper un possible malentendu. Semblant induire à la rêverie, le canevas qu’elle déplie se crevasse sitôt qu’il est approché, se déchire sous le désir de s’y prélasser. Étale en apparence, cette musique ne fait que retomber, elle s’éloigne, tout est calme. Sa surface : l’ombre neutralisée. Engloutie mais persistante, on pourrait croire qu’elle se dédouble, entre ce qu’elle garde et ce qu’elle donne, de fait, le dédoublement est pour elle une nécessité : ce qu’elle retient, son intériorité, est la condition même du jaillissement. Est-ce à dire que son existence relève d’une spéculation sur l’invisible, sur l’inaudible, que sa valeur tient d’un acte de foi ? Tout dépend de l’écoute, de l’endroit où l’on se place c’est-à-dire, pour être précis, de vers où l’on se déplace. Se méfier des apparences : sur le calme il faut s’agiter. Ligeti lui-même va et vient, très loin lorsque déjà, réfléchissant à la trame qui se noue sur sa partition, il ne fait qu’accumuler de la distance, s’éloignant toujours plus de sa position initiale qui continue à exister sans lui, durable et mémorable. L’intégrité d’une œuvre impose que son origine lui devienne inaccessible, aille jusqu’à se contredire – en apparence.

Il est troublant de constater à quel point l’évolution d’un artiste semble parfois obéir à une idée qu’il ignore, laquelle lui confère une cohésion qui surpasse son trouble, son angoisse, son ambition, qui surpasse même son désir de se surpasser, une cohésion qui domine les contradictions et s’accommode des erreurs.

Tandis qu’à rebours l’œuvre exhume l’idée, l’idée demeure encore cachée, ne devant jamais paraître nue, dans sa simplicité désarmante, l’œuvre devant la travestir, la justifier, la combattre, l’approuver et la réprouver. Mouvement dialectique imparable, fondateur, garant d’un espace et d’une durée propres à l’œuvre, garant surtout d’authenticité ; l’œuvre est ce détachement progressif par lequel je deviens autre.

Cette idée oriente Ligeti dans son travail depuis avant qu’il en soit conscient – depuis avant que, croyant la connaître, il tente de se saisir d’elle. Et voici, en résumé : à Budapest, sur les traces de ses compatriotes Bartók et Kodaly, il collecte des musiques traditionnelles sans autre intention que celle de déchiffrer leur grammaire étrange, il écrit la Musica Ricercata (« mise en scène » par Kubrick dans Eyes Wide Shut). Passés quelques essais sériels peu probants, à Vienne dans le studio de G.M. Koenig et sous l’influence de Stockhausen, il se livre à de plus engageantes expérimentations dans le champ de la composition électronique, mais au final ne s’y attache pas davantage. Plus tard encore, études d’un autre genre sur les timbres, ce qu’il nomme « micropolyphonies », la pensée s’affine, la démarche se précise sans que l’homme ne songe jamais à mettre un terme à ses recherches, prenant simplement conscience de ce qu’il fait, ne s’arrêtant pas, son exigence altière braquée sur l’ailleurs. L’idée le creuse, lui, toujours au même endroit : derrière, en bas, du côté des rouages, de l’ossature, du fonctionnement. L’arrière-monde de la musique plutôt que la musique en tant que telle, comme si son seul et unique sujet devait être son accomplissement, quitte à ce qu’elle n’advienne jamais ou que, à peine créée, elle reflue, se retire, disparaisse, à la fois subsidiaire et dissipée, n’étant musique qu’en revers, substance d’ombre et de mécanismes, corps intentionnel non pas corps effectif.

Il y a ce moment devenu historique, un peu dada parce que Ligeti, au début des années 1960, est plus ou moins lié à Fluxus, moment cependant décisif, celui du Poème symphonique pour 100 métronomes. Historique, non en raison du léger scandale qu’il occasionne à la télévision, mais parce qu’il donne audience à ces machines un peu honteuses que sont les métronomes (tel le quadrillage d’un cahier destiné à faire écrire droit), que l’on relègue aux coulisses du travail. Au singulier, le métronome appuie la structure rationnelle de la musique. Le pluriel en revanche l’invalide par l’excès, tout en la maintenant dans le ridicule d’un entêtement absurde (penser au lapin Duracell). Voilà pour l’angle comique. Quant à l’angle tragique, en laissant les métronomes caqueter jusqu’à épuisement pendant une vingtaine de minutes, Ligeti montre la mécanique interne d’une musique qui n’existe pas encore, qui n’existera jamais sinon dans cette tentative tragi-comique d’accéder à l’existence.

Pour faire le pont avec ce qui va suivre, il faut évoquer Continuum. Ce morceau peut sembler reproduire l’expérience des métronomes, cette fois sur un véritable instrument ; mais son principe repose sur une théorie différente. En exploitant les spécificités du clavecin (claviers multiples, douceur du toucher), Ligeti crée l’illusion du continu avec le discontinu. Comme dans le Poème pour 100 métronomes, on entend d’abord des cliquetis innombrables, ensuite, sous l’effet tant de l’hypnose légère à laquelle induit toute musique répétitive, tant de la qualité propre de la note répétée, qui est de contaminer les notes voisines, de filer, de couler, de se répandre, ce qui semble ne devoir être qu’un martèlement inconséquent se transforme, prend forme, devient flux, se métamorphose à l’oreille. Ce déphasage fait une fois de plus douter de l’existence de la musique, interroge sa nature, son étendue entre louvoiement, altération et reprise, du son à la perception.

A partir de là, Ligeti entre dans un rapport nouveau de création. Il se met à composer comme un magicien, maître d’une œuvre qui n’existe pas à l’endroit même où elle se produit cependant. Lontano, Lux Aeterna, Concerto pour violoncelle et orchestre : autant de musiques illusoires, de surfaces d’absence. Pièces maintes fois récupérées au cinéma, toujours Kubrick, ou copiées (Angelo Badalamenti pour Lynch), nul hasard là-dedans, mais conséquence fâcheuse en ce qu’associées à une image, à un film, elles perdent hélas leur caractère singulier, leur potentiel de questionnement, devenant « atmosphériques », autant dire inopérantes.

Déjà loin, Ligeti concentre désormais son attention sur les instruments, sollicitant leurs incapacités et leur réclamant d’impossibles sons que l’orchestre seul parvient à rendre, orchestre plus que jamais assigné à réunir des instruments pris en défaut. Hungarian Rock, Nonsense Madrigals, Concerto pour piano : rusé, curieux, facétieux et avide d’expérimentations diverses, désormais Ligeti cherche avant tout à s’amuser, vieil homme un peu voltairien, il rit des querelles d’école et entend bien cultiver son inadhésion, demeurer au dehors, ailleurs – nulle part de préférence.

Ligeti a beaucoup écrit, beaucoup parlé, entretiens, essais, commentaires, notices… Ses propos suivent de près les variations incessantes de l’œuvre musicale, revenant avec insistance sur le besoin d’évoluer sans cesse, l’horreur de la stagnation. C’est pourquoi ses eaux calmes n’ont pas droit à l’existence, c’est pourquoi elles infligent l’apparence comme un piège. L’arrière-monde doit rester enfoncé, invisible et inaudible, seule l’illusion peut, non pas le faire apparaître, mais le rendre désirable. Interdit comme tel, il provoque des images, des reflets sonores ; il s’ouvre d’autant plus qu’il attend d’être arpenté. La musique attend, la musique est ce chant des sirènes, irrésistible appel et invitation au voyage.

Edgar Varèse : portrait du musicien en personnage

Le rêve d’Edgar Varèse n’était pas de faire chanter les bruits, mais de faire bruire les chants. Ne l’intéressait pas, ou ne l’intéressait plus, ce périple séculaire que l’on nomme parfois, par euphémisme, retour à Ithaque, et qui, à la suite d’un Ulysse sagement rusé, ne désigne rien d’autre qu’un retour à l’imaginaire par les voies du récit. Du concret à l’abstrait : tel est le mouvement naturel de la pensée. Ce que je perçois, je veux le restituer ; ce que je conçois, je veux l’interpréter, lui donner du sens, le définir, l’aménager selon mon goût ou le généraliser pour atténuer ma solitude. L’ambition de Varèse vise le contresens.

Est-ce à dire qu’il se considère comme un prisonnier de l’esprit, le sien, celui de sa culture ? L’intuition et le refus peuvent-ils ensemble mener à terme un projet que leur affrontement constitue ? Lui – ses études d’ingénieur interrompues à la faveur d’un approfondissement de la musique qui, telle qu’elle se donne traditionnellement à la Schola Cantorum, n’est pas davantage un aliment (un stimulant) pour celui qui cherche une alternative ; lui – environné d’intellectuels, familier des mécanismes et des spéculations – ce qu’il regrette, n’est-ce pas cet émerveillement qu’offre la vision des choses dans leur mystère ? Cet émerveillement, le compositeur ne peut-il le ressusciter à partir d’unités originelles, de structures concrètes, intactes – inhumaines ? Sous cet angle inversé, les notes agacent, des mouches, elles reviennent lorsqu’on les chasse, des mots, des lettres, éléments pauvres, cernes de fatigue. C’est que les notes, solitaires, agglomérées, unies ou en lutte les unes contre les autres, semblent se trouver partout, on n’entend qu’elles dans la musique, elles monopolisent les sons, les bruits. Peut-on souffrir qu’elles aient une telle emprise sur le monde sonore ?

Toute l’œuvre de Varèse peut être lue comme une tentative d’échapper à l’autorité des notes. S’il le faut, par la mise en question de la musique, si tant est que celle-ci se présente de façon désespérément abstraite, construction maniaque répondant à un ordre – ordre décrété par qui ? Ordre rationnel ou relationnel ou, en réalité, totalement relatif ? Le sérialisme intéresse très peu Varèse, des partitions, encore et toujours des partitions ! Varèse rêve de sonorités concrètes, mais son rêve renouvelle et renforce le règne des abstractions. Ce qu’il imagine pourrait s’apparenter à ce qu’effectue Pollock dans l’action painting : primauté du geste (pour Varèse : du rythme), disparition du récit (en tant que cause externe), alchimie de la matière. La toile comme événement, l’événement sonore comme toile de métamorphoses. Que les sons adviennent, ouvrent un espace inouï, espace sensible, nullement imaginaire, de matière et d’action.

Il s’agit donc moins de renier l’abstraction que de la priver de toute autre mise en forme que celle qu’imposent les sons. L’orchestre occupe une position équivoque, entre le vouloir du compositeur et l’autonomie que doit prendre l’œuvre. Dans les années 1920, Varèse crée Amériques. Un nouveau monde sans Histoire, peuplé d’habitants-fantômes, tout en bruits et en secousses, qui se défend d’être une idée. Un état d’âme. Un programme constitué de conventions énigmatiques, que l’auteur lui-même ne saisit pas. On dirait presque : le versant positif de L’Amérique (L’Oublié) de Kafka, publié en 1927. Un continent imaginaire, paradoxal, saturé de projections et débordé de toutes parts, s’effrayant lui-même.

Amériques donne voix au pluriel, trente ans plus tard Déserts donne voix au singulier. Subsiste l’espace, le vide d’idées pour que toute place laissée soit dévolue à la matière. Et celle-ci abonde, phénoménale ! A l’orchestre déjà agrandi dans Amériques viennent s’ajouter les bandes magnétiques de Pierre Henry, sons captés dans des fonderies, des scieries. Non, les déserts de Varèse ne sont pas propices au recueillement, à la quiétude : ce sont des plans industriels d’anxiété, d’effroi et de rage dont l’homme est absent, si ce n’est, une fois de plus, comme fantôme, présence de celui qui écoute, celui – on ne sait trop, peut-être – à qui ces effondrements s’adressent.

Varèse demeure dans la mémoire du XXe siècle comme sanctifié par son échec. Visionnaire, il n’aurait pas eu les moyens (techniques) de son rêve ; maudit, il se serait traîné de moulin à vent en moulin à vent, de tentative en tentative, sans jamais trouver séjour satisfaisant. C’est pourquoi j’ai aimé disposer de lui comme d’un personnage, mi-réel mi-imaginaire, créateur de structures sonores originales sur l’image de la musique désertée.

Catherine De Poortere