Georges APERGHIS

  • TINGEL TANGEL / JACTATIONS (FA8142) écouter

« La musique que j’essaie d’inventer ne vient pas d’en haut, elle ne nous tombe pas dessus, mais elle est créée par l’instrumentiste. Ce que je cherche, c’est une musique qui sorte du corps, où l’on retrouve cet état physique entre le corps de l’instrumentiste et le corps musical. » (Georges Aperghis, dans ses entretiens avec Philippe Albéra, Musique en Création, 1989, p. 97)

« Tempête dans les esprits, dans les textes, dans les musiques, entre instruments/voix/sons électroniques qui écrivent et effacent à tour de rôle comme une vaste respiration. Construire – raconter puis perturber – effacer. Comme une histoire sans cesse recommencée. Le corps du spectacle mis à mal par des perturbations internes. Moby Dick, le roi Lear, l’homme au paratonnerre, ne sont que des allégories de la tempête mentale qui déchire le texte et le spectacle de l’intérieur. Tempêtes immobiles aussi. Sorte de nouveauté de notre siècle. Tempêtes verticales – quasiment calmes – beaucoup plus effrayantes que les tonnerres de campagne. » (Georges Aperghis, Notes de travail (livret du CD documentant l’opéra Avis de tempête, Cypres, 2004))

En 1971, Georges Aperghis compose La Tragique Histoire du nécromancien Hiéronimo et de son miroir, son premier théâtre musical. Pendant de nombreuses années, l’artiste va travailler à la constitution de ce genre mutant, entre texte et musique. Né en 1945 à Athènes, il s’installe à Paris afin d’y travailler dès 1963. Ses premières investigations relèvent du sérialisme, mais Aperghis va bientôt élaborer une œuvre foisonnante et extrêmement originale. Son premier laboratoire, l’Atelier Théâtre et Musique (ATEM) est installé à Bagnolet, puis à Nanterre. Là, il travaille en étroite collaboration avec acteurs et musiciens pour donner naissance à de nombreux spectacles de théâtre musical dont Conversations (1985), Énumérations (1988), Jojo (1990), H (1992), Sextuor (1993) et Commentaires (1996).

Cette forme se différencie de l’opéra car dans le cas de ce dernier, la musique est issue d’un livret comprenant un récit structuré et des caractères psychologiques bien définis. Dans le théâtre musical par contre, l’histoire est composée de fragments thématiques qui se complètent et parfois s’opposent. L’improvisation joue un rôle important dans la constitution de l’« histoire », ce qui confère aux interprètes une responsabilité dans la conception du spectacle. Un des concepts clés du genre est le détournement. L’objectif est de « rendre le social intime, le sonore visuel, le concert théâtral, les mots musique, le sentimental comique » (Gindt, 1990, p. 65). En cela, Aperghis s’inspire notamment des expérimentations de l’OuLiPo.

Ses opéras reflètent également les questionnements de l’auteur sur les rapports que doivent entretenir texte et musique, ainsi que sur l’essence de la dramaturgie. Aperghis a adapté des textes de grands auteurs tels que Diderot (Jacques le fataliste, 1974), Edgar Allan Poe (Je vous dis que je suis mort, 1978) et, plus étonnamment, Claude Lévi-Strauss (Tristes Tropiques, 1996). Ces dernières années, ses opéras bénéficient de sa réflexion initiée à propos du théâtre musical, opérant un décloisonnement libérateur des genres.

Un exemple magnifique de ce travail est Avis de tempête (2004) dont le livret, afin de créer une image du phénomène de la tempête « mentale », alterne extraits de Melville, Kafka, Shakespeare, Baudelaire ou Hugo, et phonèmes déclamés, chantés et invectivés. La mise en avant de la voix, passant du chuchoté au hurlé, confère au spectacle une grande sensualité, renforcée par la texture granuleuse et le sens du mouvement de l’accompagnement électronique. Œuvre d’art totale, la représentation inclut également vidéos, chorégraphies et autres éléments visuels. Avis de tempête fait de la perturbation et du déséquilibre des principes directeurs dont le contrôle par le compositeur impose à l’ensemble un souffle et une énergie imparables.

Un autre volet de l’œuvre d’Aperghis, plus discret, est occupé par la musique de concert. Écrite pour des effectifs variables, elle montre le plus souvent une complexité rythmique caractéristique. Dans Storm Beneath a Skull, le beau documentaire sur le travail d’Aperghis réalisé par Catherine Maximoff en 2006, les musiciens d’Aperghis témoignent de cette difficulté. Le nombre de notes est parfois tel que ce ne sont plus ces dernières qu’il faut considérer, mais leur accumulation qui forme une espèce de mouvement ondulatoire.

Cet aspect n’enferme pas pour autant l’œuvre dans sa tour d’ivoire. En effet, Aperghis parvient à susciter différentes humeurs chez son spectateur : la réflexion bien sûr, mais aussi le rire et la jubilation. En 2001, le compositeur écrit Jactations pour le baryton Lionel Peintre, un de ses collaborateurs réguliers. Sa première réaction, comme le raconte ce dernier dans le documentaire susmentionné, est de mettre la partition de côté. « Infaisable ! » « Ce n’est pas une composition, c’est un être vivant qui m’en veut à mort. » Conçue pour une voix seule, chacune de ces Jactations est faite d’une succession effrénée de phonèmes.

Cette unité minimale du langage a souvent retenu l’attention d’Aperghis. Son usage évoque l’innocence et les potentialités du babil enfantin, mais aussi la langue primitive d’avant la babélisation. Peu à peu, le chanteur parvient à faire de son corps, de sa voix, une extension du texte. En interprétant les Jactations, Lionel Peintre, lors d’une véritable performance physique, montre différents états de la psyché humaine, sans les expliciter par un discours psychologisant. Ce travail crée un potentiel énergique à nul autre pareil. Le public passe alors de la fascination à l’énervement puis au rire. Impossible pour lui de rester indifférent.

Alexandre Galand



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APERGHIS, Georges
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