Dans le paysage expérimental du XXe siècle, l’originalité de John Cage, que l’on résume souvent à l’emploi de procédés aléatoires et indéterminés, est plus explicitement d’avoir déplacé le territoire même de l’esthétique musicale vers une perception en temps réel du monde et d’avoir fait en sorte que celui-ci ne s’évanouisse plus derrière la construction musicale. Si les développements de la musique expérimentale d’aujourd’hui issus de la musique concrète, électro-acoustique, minimaliste, du rock, du jazz sans parler des arts visuels peuvent se reconnaitre en Cage, ils apportent aujourd’hui un dédouanement salutaire à une démarche dont la pertinence a souvent été voilée par un mur d’incompréhension, d’ironie ou de désappointement. Sous cet aspect, la réflexion de Cage à propos de l’influence de Charles Ives sur les compositeurs plus jeunes s’applique à son propre cas : « La musique que nous composons maintenant influence la manière dont nous entendons et apprécions la musique de Ives davantage que la musique de Ives influence ce que nous faisons », ou encore cette réponse du peintre new-yorkais Willem de Kooning cité par Cage : « Le passé ne m’influence pas, c’est moi qui l’influence. »
Si Cage, du temps de ses leçons avec Richard Buhling, Henry Cowell et Arnold Schönberg, devait s’inspirer de ses maîtres avec des compositions telles que la « Sonate pour clarinette », « Quest », « Deux pièces pour piano », écrites au cœur des années 1930, un certain bouillonnement rythmique, annoncé par « Metamorphosis » composé en 1938, ne tardera pas à venir troubler une méthode trop basée sur les hauteurs et l’harmonie. L’intérêt pour le bruit et les sons écoutés pour eux-mêmes, de même que le travail sur les percussions dans le cadre de répétitions chorégraphiques à la Cornish School de Seattle amenèrent Cage à repenser la structure de la composition en termes de durée et à utiliser les proportions arithmétiques qui apparaitront dans « Imaginary Landscape n°1 » et « First Construction in Metal » composés en 1939. Par la suite, le piano préparé, entre piano et percussions, que Cage inventa en 1942, lui permettra, tout en introduisant déjà une idée d’indétermination au niveau de ce matériau sonore relativement artisanal, d’affiner tout au long des années 1940 cette technique jusqu’à un niveau de complexité qui, après « Totem Ancestor » (1942) et « A Valentine Out of Season » (1944) culminera dans « Sonatas and Interludes » (1946), cette dernière œuvre reposant également sur les enseignements relatifs aux émotions de la tradition indienne que Cage approfondira auprès de Gita Sarabhai et Ananda K. Coomaraswamy. « The Seasons, Ballet in One Act » et le « String Quartet in Four Parts », de la même époque, tout en explorant la conception indienne des saisons, rempliront plutôt la fonction d’« apaiser l’esprit afin de le rendre réceptif aux influences spirituelles ». Dans le « String Quartet in Four Parts », Cage renouera avec l’harmonie, longtemps délaissée pour le rythme, sans toutefois lui confier un rôle directif et par des lignes mélodiques simples, entrecoupées de silences, installera une atmosphère que l’on retrouvera plus tard chez les minimalistes. Cage ne cessa d’approfondir le rapport entre la rationalisation de la structure et l’expression spontanée, notamment dans son travail de collaboration avec le danseur Merce Cunningham qui l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie.
En faisant reposer sur les proportions et rapports de durées l’unité de la structure, il était possible de décharger les autres paramètres de composition, tels que méthode, matériaux sonores et formes, de leurs missions de cohérence, la durée pouvant s’appliquer non seulement à la chorégraphie, pour laquelle la plupart des œuvres de 1930 à 1950 furent écrites, mais aussi au silence, non plus en tant que valeur de contrepoids à l’affirmation sonore mais en tant que niveau zéro empêchant toute idée de progression dans le continuum musical. Cette réinitialisation permanente, Cage la retrouvera chez Erik Satie dont il ne cessera de souligner le rôle déterminant dans la musique du XXe siècle. Cage en effet fera souvent, directement ou indirectement, référence à Satie qu’il contribuera à faire connaître, allant même jusqu’à dénicher certaines partitions inédites. L’importance que Cage accordera aux philosophies et spiritualités amérindiennes, orientales, et aussi au retour à la nature préconisé par Henry David Thoreau montre à quel point son approche, loin d’être simplement motivée par une séduction de l’ailleurs, cherche essentiellement à se démarquer d’une civilisation imprégnée d’une culture de la personnalité où l’univers et la nature sont réduits à l’état d’objets et de concepts. Cage ne veut en aucun cas, au travers de l’événement musical, perdre le lien vivant avec le monde et veillera à déjouer toute tentation de développement de type personnel ou préférentiel. À partir des années 1950, plus précisément à partir du troisième mouvement du « Concerto pour piano préparé » (1951), Cage organise les sons en faisant appel au Yi King comme méthode aléatoire. « Music for Changes » (aussi 1951) consacrera en l’utilisation plus décisive de cette méthode et « Imaginary Landscape n°4 » (encore la même année), y ajoutera une touche d’imprévisible par l’utilisation simultanée de plusieurs postes de radio en fonctionnement. Loin de se résumer à un lancement de dés à la sauce orientale, ce recours aux soixante-quatre hexagrammes du Yi King s’appuie sur le sens profond de cette tradition millénaire et sur un mode de lecture de l’univers et du vivant qui permettra de placer la justification du travail de composition hors du champ de l’intentionnalité. Cage, par la suite, combinera cette méthode avec d’autres éléments de type aléatoire comme les imperfections du papier dans la série des « Music for Piano » ou encore les cartes du ciel dans « Atlas Eclipticalis » (1961), « Études australes » (1975) et « Études boréales » (1978). Il aura aussi recours à des montages sur base de musiques existantes. « Cheap Imitation » (1969) utilisera notamment la partition de Satie. Parallèlement au développement de l’aléatoire, l’approfondissement du bouddhisme zen qu’il étudiera chez Daisetz T. Suzuki et du haïku induira chez Cage une philosophie qui sera le fondement d’une nouvelle esthétique du silence perçu d’une part comme une absence de sons intentionnels et d’autre part comme une fenêtre ouverte sur l’imprévu, la démarche compositionnelle se limitant à en fixer une durée précise. Si « 4’33’’ » fut en quelque sorte l’accession déclarée de ce silence mesuré au rang des paramètres de composition, avec les cris au scandale que l’on connaît, la route était tracée vers un relâchement progressif du rôle directif du compositeur. Dans « Variations I » et « Concert for Piano and Orchestra » (1958), l’interprète est confronté à une partition graphique quand il ne s’agit pas d’une simple phrase en guide d’indication comme pour « 0’00’’ » (1962). Plus tard vint le concept de « Music Circus » (1967) qui consistait à rassembler plusieurs groupes et interprètes dans un grand espace où différentes musiques se superposaient selon un ordre déterminé de manière toujours aléatoire. Ce concept que Cage exploita tout au long de sa carrière trouva sa réalisation la plus achevée dans « Roaratorio, an Irish Circus on Finnegans Wake » (1979), d’après le roman de Joyce, Finnegans Wake.
Jusqu’à la fin de sa vie, Cage continuera à restreindre la part de contrôle du compositeur en réservant une part plus grande à l’inattendu. Il essaiera de fusionner les approches esthétiques et philosophiques dans une acceptation des phénomènes tels qu’ils sont. Si Cage s’est longtemps interrogé sur le rôle de la musique, rejetant l’idée d’une musique en construction sur une trajectoire historique, il est permis de penser qu’il était conscient, en tout cas, de son rôle de sirène d’alarme face au développement d’une civilisation de plus en plus étrangère à elle-même et à l’univers dont elle est l’hôte, et de conclure que, dans un tel contexte, en plus d’affirmer l’avènement d’une nouvelle esthétique de l’attention, « 4’33’’ », tout comme le tableau blanc de Robert Rauschenberg exposé à la même époque, n’a décidément rien d’une provocation gratuite.
Jacques Ledune