Traits biographiques : de la barbarie à Fluxus
Le compositeur roumain/hongrois György Ligeti (1923-2006) a été marqué très jeune par la barbarie humaine du XXe siècle : il doit s’exiler pour échapper aux politiques antisémites, et la presque totalité de sa famille mourra en déportation. Dans son apprentissage musical, il orientera ses recherches vers les formes nouvelles, recoupant les traces de Bartók et Kodaly (repenser le lien aux traditions orales), rejoignant les explorations de Stockhausen (s’ouvrir aux technologies modernes) et assimilant les idées de Cage (repenser fondamentalement la philosophie du son). La formation musicale est indissociable d’une remise en cause de la place que l’homme entend occuper dans l’univers au nom de sa rationalité. Au début des années 1960, il se trouve affilié, par affinités et par la force des choses, au mouvement Fluxus. L’itinéraire de Fluxus remonte à Dada, ce n’est pas une école à proprement parler, c’est un réseau polymorphe. Les interventions de Fluxus peuvent prendre des formes très différentes, l’essentiel étant de renouveler la mise en question de l’autorité artistique, de pratiquer l’humour pour désacraliser et tourner en dérision les représentations culturelles, d’organiser les collisions les plus folles entre transcendance et réalité et de stimuler la transversalité entre les différentes disciplines. C’est aux intersections de celles-ci que se produisent les étincelles de sens ! L’objectif n’est pas de détruire mais de maintenir en éveil une curiosité non formatée, un questionnement toujours ouvert et ludique.
Un dispositif et un happening pour sonder le temps musical
C’est durant ces années de convergence avec Fluxus que Ligeti réalise son Poème symphonique pour cent métronomes, une œuvre se situant entre pièce musicale, installation plastique et happening. Ligeti raconte lui-même de manière précise et savoureuse les circonstances de cette création qui s’accomplit dans un cadre très officiel, à l’hôtel de ville d’Hilversum, aux Pays-Bas. Il s’agit de célébrer la fin des cours et concerts de musique contemporaine. L’exécution de l’œuvre, filmée et devant être retransmise à la télévision, fit scandale et le reportage fut relégué dans des archives avec la mention « À usage strictement privé. Diffusion non autorisée » ! Ligeti rend compte de toute la conception de ce poème symphonique et explique sa concrétisation : il y a bien, au départ, même si elle peut sembler farfelue à certains, une réflexion profonde sur ce qu’est la musique, il y a bien une idée musicale. Ensuite, tout le travail de préparation est impressionnant : se procurer une centaine de métronomes mécaniques à ressort, réceptionner les colis, les déballer, monter les métronomes, mettre tous les ressorts à zéro, tester les mécanismes, les installer en lieu et place de l’orchestre attendu par les invités… Cela fait beaucoup de gestes, d’investissements nerveux, de sueurs, de ressassement et de réflexions car, tout en se dépensant pour être prêt avec ses cent instruments, le compositeur se confronte à son idée, l’adapte aux conditions du réel, il en éprouve la plasticité physique et sonore. Il imagine ce que cela peut donner, cent métronomes qui se mettent à mesurer le temps ensemble, mais il ne l’a jamais vraiment entendu, ça reste une surprise. Il a prévu une certaine mise en scène, Fluxus oblige, avec des musiciens et compositeurs en costume de soirée, remontant le ressort des métronomes simultanément, et lui-même fera office de chef d’orchestre. Lors des représentations ultérieures, il abandonnera ce décorum un peu provocant.
Petit retour sur métronome, instrument organologique
Il faut rappeler l’importance du métronome dans la pratique musicale : il mesure le temps et sa pulsation. C’est l’outil qui, par son tic-tac, aide le musicien à se glisser dans le tempo souhaité par le compositeur. Les indications métronomiques figurent sur les partitions, mais le métronome les matérialise, les rend audibles et permet plus facilement, par la discipline de lecture et répétition, de les incorporer dans son jeu d’interprétation. C’est cette relation au temps et au tempo que Ligeti, par ce que certains considèrent à tort comme un canular, projette là où d’ordinaire un orchestre joue une musique et livre sa version d’une partition. Il ne reste que l’ossature et la nervure temporelles préexistant à tout désir musical. L’effet est saisissant et troublant.
L’effet de l’œuvre, tic-tac et entropie
Cette pièce qui pourrait, dans sa simplicité, révéler la force du temps qui passe et scande le passage musical des idées, démarre dans une cacophonie temporelle extraordinaire. Et cela donne l’impression du temps qui se fige, coagule, s’étrangle dans l’anarchie. Comme une multitude de temporalités en conflit, se bousculant, se disputant la prédominance, une fabuleuse rivalité de métronomes, chacun prétendant être le plus efficace, le plus « juste » ! Ce feu d’artifice de tic-tac métronomique – ils sont cent, mais on croit entendre un infini de tic-tac en cascade – débouche sur une représentation sonore exceptionnelle de l’entropie maximale, terme relevant des théories de la communication et de la thermodynamique. Comme l’explique Ligeti lui-même dans son commentaire, à l’époque on « divaguait beaucoup à propos d’esthétique de l’information » et toutes les expressions, artistiques comprises, avaient à voir avec les théories de l’information. Voilà encore un bel exemple de connaissances de différents champs qui se croisent pour donner naissance à de nouvelles formes de représentation du sensible. Le début de ce « poème symphonique » se déclenche donc comme une saturation rythmique, un paroxysme, un étouffoir. Une multitude désordonnée, brouillée, enchevêtrée. Un bouillonnement qui se suffit à lui-même et ne peut déboucher sur rien.
Naissance de silences étoilés et de précipités rythmiques
Et puis, la masse des signaux sonores fluctue, commence à fléchir ici ou là. Des points s’éteignent dans le magma. Des tics ou des tacs disparaissent, meurent, et des silences naissent, produisant le même effet que l’apparition de nouvelles étoiles dans le ciel. Points lumineux qui parlent d’ailleurs. Que se passe-t-il ? Simplement, des métronomes s’arrêtent, les uns après les autres, progressivement. Le temps se décante. D’abord, le reflux est très discret, imperceptible. Plus la pièce avance et plus la décroissance est perceptible. Et c’est dans cette dynamique de réduction de la masse originelle que des schémas rythmiques se dessinent, s’esquissent, se percutent l’un l’autre. Quelque chose qui ressemble à une structure très instable se met en place, va et vient, insaisissable, imprévisible. De ce magma émerge un dessein incontestable mais impossible à fixer dans une écriture, on ne peut lui attribuer une volonté délibérée. Le compositeur a imaginé un dispositif, a déclenché un phénomène de physique musicale et celui-ci poursuit sa course, de l’apogée au déclin, le compositeur observe le résultat, le fonctionnement et s’approprie l’œuvre en la commentant comme un scientifique présente les résultats de ses expérimentations : « Les structures de grille irrégulières qui se mettent progressivement en place réduisent l’entropie, car l’uniformité initiale donne naissance à des organisations imprévues. Lorsqu’il ne reste qu’un métronome, qui continue à émettre un tic-tac absolument prévisible, l’entropie est de nouveau maximale – selon la théorie. »
(Pierre Hemptinne)