La carrière de La Monte Young commence réellement avec son association au mouvement Fluxus. Après être passé par le jazz et la musique dodécaphonique, il se lance alors, encouragé par Georges Maciunas et Yoko Ono, dans une série de compositions en forme de happenings ou d’events. Certains sont des actions, dont la partition est un mode d’emploi souvent réduit à quelques phrases (« rassembler le public en cercle, faire un feu », « libérer un papillon dans la salle »), d’autres sont des pièces conceptuelles, injouables (« pousser un piano à travers le mur, ne s’arrêter que si vraiment fatigué »). Quelques-unes de ses pièces ne sont pas destinées à des musiciens ni à des acteurs, mais sont des pièces pour public, des actions qui sont conçues pour être interprétées par les spectateurs eux-mêmes. Ses happenings vont plus du doux – poser une fleur sur un piano – au plus violent – jouer d’un violon en feu – mais comportent tous une composante onirique, et, déjà, une certaine contrainte de durée.
Après une phase de transition, durant laquelle il s’intéressera à d’autres méthodes de composition, notamment à la répétition, Young développera ce qui définira par la suite toute son œuvre musicale. La première œuvre en ce sens sera son Trio for Strings de 1958, qui est de son propre aveu une œuvre charnière. Composition d’une précision extrême, d’un réductionnisme scrupuleux, en opposition (voire en réaction) aux procédés d’indétermination en faveur à l’époque, elle établit les bases du style qu’appliquera Young à toutes ses pièces à venir. Il se dit alors à la recherche d’un minimalisme, et d’une économie de moyens, perdus au cours de l’évolution musicale de l’Occident. Il cherchera ainsi à s’inspirer de la musique d’avant le XIIIe siècle, d’avant que la directionnalité ne s’impose dans la musique, et qu’une place centrale ne soit accordée à la mélodie, résultant dans une construction systématique, en crescendo, devant progressivement mener à un climax. Il trouvera ainsi dans la musique de Guillaume de Machaut ou de Pérotin le Grand, et leur écriture d’une polyphonie composée d’un très petit nombre d’éléments, une réponse à ses questions. Il s’inspirera également des musiques orientales, japonaises et indiennes notamment, dans lesquelles il retrouvera une même gestion de la durée, de la lenteur. Il développera alors une musique de la stase, constituée d’un nombre limité de sons, prolongés sur de longues périodes de temps, les notes seront parfois tenues pendant plus de quatre minutes, et ses pièces pourront atteindre six heures. On fait souvent remarquer que cette obsession de la ligne droite, de la progression régulière, figurait déjà au programme de ses œuvres Fluxus, lorsqu’il proposait des actions comme « Tracez une ligne droite et suivez-là ».
A partir de là, l’accent sera de plus en plus porté sur l’harmonie à l’exclusion de tout ce qui peut ressembler à une mélodie. Le vibrato lui-même est évité au profit de l’épure la plus rectiligne. Caractérisée par le maintien d’une plage de quelques sons sur une très longue durée, par l’introduction de constantes, de drones, et l’établissement d’une continuité ininterrompue, la partition se réduit alors à un plan de minutage, qui prévoit des coïncidences harmoniques entre les instrumentistes. Ses œuvres seront de plus en plus longues et de plus en plus statiques en apparence. Il cherchera plus tard à introduire l’improvisation dans sa musique, à l’intérieur d’une structure stricte, et à permettre aux musiciens d’interagir en s’écoutant mutuellement et en évoluant au sein de tonalités prédéterminées. Young fonde également à cette époque le Theater Of Eternal Music, groupe d’exécutants entièrement dédié à l’exacte réalisation de sa musique. John Cale, Tony Conrad, Angus McLise et la compagne de Young, Marian Zazeela, en seront des membres réguliers, occasionnellement rejoints par d’autres musiciens comme Terry Riley ou Jon Hassel.
The Four Dreams of China est une suite consacrée à une vision sonore imaginaire de la Chine, éternelle, intemporelle ; chaque partie est composée à partir de quatre notes exclusivement, qui forment différents accords, nommés dream chords, tout au long de la pièce. Elle comprend les compositions intitulées The First Dream of China, The First Blossom of Spring, The First Dream of The High-Tension Line Stepdown Transformer, et The Second Dream of The High-Tension Line Stepdown Transformer, et existe en plusieurs versions, révisées au fil des années. Les deux dernières pièces sont inspirées de la structure harmonique du son des centrales électriques et des lignes téléphoniques. En effet, s’il reconnaît l’influence de compositeurs comme Webern, ou de maîtres indiens comme Pandit Prân Nath, Young se dit plus volontiers influencé par son environnement sonore, notamment par les sons qui ont baigné son enfance. Qu’il s’agisse d’éléments naturels, comme le vent, les insectes, ou de sons humains, artificiels, comme le passage des trains ou le sifflement d’une bouilloire, toutes ces musiques du paysage lui apporteront des intuitions acoustiques, ainsi que des modèles de continuité. Parmi ces sons, ceux qui fournissent leur titre et leur inspiration au troisième et quatrième Rêves de Chine, le bourdonnement des transformateurs, le son du vent dans les câbles à haute tension, sont une fois de plus des souvenirs d’enfance, une forme d’épiphanie lorsqu’il découvrit dans son Idaho natal la complexité et la richesse harmonique de ces bourdons, malgré – ou grâce à – leur minimalisme et leur contenu tonal réduit, souvent composé d’une seule note, tenue semblait-il pour l’éternité.
(Benoit Deuxant)