L’Australien Lucas Abela est un amateur de bruits, activiste d’un monde musical et discographique alternatif, voire extrême. Il a fondé et animé le label Dual Plover (Deerhoof, Merzbow), pratiquant en outre lui-même l’exploration libre des univers sonores déchaînés sous l’identité du DJ Smallcock. C’est en 2003 qu’il fonde l’expérience Justice Yeldham destinée avant tout à des performances en public (les traces enregistrées ne seront éditées qu’en 2006). La démarche est conceptuelle, elle repose sur un dispositif minimal dont il s’agit ensuite de faire jaillir du spectaculaire primal insoupçonné. Au départ, personne ne s’attend à ce qu’un tel déluge puisse jaillir du corps. Justice Yeldham manie des bouts de verre, petits ou grands, épais ou fins, de formes variables, contre lesquels il vient se coller, échouer, écraser sa figure, comprimer sa bouche, exercer diverses déformations organiques contre la surface transparente. Il rejoue, sur un espace corporel très limité mais symboliquement important, la pression de l’enfermement invisible, la prison de verre contre laquelle on hurle jusqu’à l’épuisement. Il peut aussi travailler selon des variantes, s’introduire le morceau de vitre entre les lèvres, l’incorporer, le faire bouger contre les dents, le palais, le sucer et le mordre. Des micros contacts sont fixés à ce matériau de fortune et reliés à plusieurs pédales d’effets. Par ce bricolage mettant en réseau de la vie et des objets composites qui vont fonctionner ensemble, le verre n’est plus seulement un corps étranger, il capte les vibrations et émissions sonores de Justice Yeldham, il se charge de ses émissions bruitistes et de ses fluides, il en est l’appendice, une prolongation. C’est un bel exemple d’organologie, le corps humain se greffant de nouveaux organes artificiels, improvisés et technologiques, pour étendre ses capacités sensorielles et communicantes. Le corps est ficelé au centre du dispositif et, par la manière de procéder, c’est toute l’intériorité du corps qui va résonner, comme si, par le bruit, il se retournait comme une chaussette. Il se concentre dans un organe précis, sphincter oral, y exerçant une poussée expressive animale, exacerbée par un matériau qui vient faire obstacle, paroi transparente.
C’est bien entendu la voix et le verbe bruts, hors d’eux, qui percutent et secouent le verre, mais aussi les frottements et frémissements des lèvres, les froissements des babines et des joues, les poils de barbe, les microcraquements du cartilage nasal, les frémissements et coups de langue, lèches molles ou dard percussif. Mais encore les bruits de gorge, les râles du larynx, les bouillonnements de salive, les appels d’air, la respiration, des remontées de tuyauteries plus profondes, échos stomacaux et intestinaux. Tout ça se presse et déferle contre et autour de la tranche de verre, c’est vomi et travesti, amplifié et torturé et, comme s’il s’agissait de matières sonores extraites du corps à la centrifugeuse, c’est un peu comme si ces vociférations représentaient l’organisme soumis à la torture, dans les recoins de son confinement, soudain débâillonné. Par le traitement via les pédales d’effets, l’ensemble correspond à un véritable déluge de noise indistinct, toutes parois organiques internes rompues. C’est énorme et spectaculaire, de l’ordre de l’exorcisme, quand l’être crache le démon. Pourtant, à force d’écouter, de s’exercer à reconnaître les origines des sons, on distingue bien la provenance organique. Il ne faut pas oublier, en outre, qu’il s’agit de représentations publiques et que c’est donc très visuel. La gueule écrasée qui se démène vociférante contre le verre, ça marque. D’autant qu’il n’y a aucun ménagement, ce n’est pas du chiqué, il ne fait pas semblant. C’est tendu et déterminé comme un acte rituel qui conduit souvent à ce que le verre se brise et entaille la peau et les muqueuses. Le sang est de la partie, souvent. Il est même plus que probablement recherché par l’artiste et attendu par les spectateurs. L’agencement extrait violemment les sons qui possèdent le corps jusqu’au sang, jusqu’à ce que blessure s’ensuive. La musique blesse. Une démarche qu’il faut rapprocher du body art et des actionnistes où le performer se met en danger, expose et soumet la plasticité de son corps à différentes disciplines d’altérations sacrificielles.
Le premier enregistrement portant témoignage de cette activité s’appelle Cicatrix. Même si la terminaison en « x » sacrifie au folklore démoniaque, il ne faut pas oublier que la cicatrisation est un phénomène par lequel le corps se soigne et guérit une blessure, en générant de nouveaux tissus qui viennent refermer, ressouder les chairs entaillées.
Il faut éviter de considérer Justice Yeldham comme un illuminé solitaire : il se produit souvent, parfois plusieurs fois par jour, effectue des tournées mondiales et attire du monde. Il y a quelque chose de fascinant dans cette manière sommaire de libérer les monstres sonores refoulés où l’on entend aussi bien le flux de macérations cérébrales trop longtemps contenues, le stress accumulé des réseaux de boyaux se libérer en clameurs gazeuses que les bruissements et fracas des nerfs réagissant spasmodiquement aux pressions des mondes sociaux et occultes.
(Pierre Hemptinne)