Alimentant un long débat sur l’objectivité du field-recording et du paysage sonore, Michael Rüsenberg donne sa propre définition de ce qu’il appelle la soundscape composition, une forme de composition à base d’enregistrements de terrain, mais où l’artiste « expose délibérément son intention de musicaliser le son d’un lieu particulier à un moment particulier, et de lui attribuer une vocation esthétique ». Ainsi, contrairement aux défenseurs de l’écologie acoustique, qui professent que le compositeur doit s’extraire du champ et limiter au strict minimum toute intervention ultérieure sur les enregistrements, Michael Rüsenberg entend bien s’approprier le rôle de metteur en scène du paysage sonore, et réaliser une composition personnelle à base de fragments extraits à la réalité.
S’il s’accorde avec Hildegard Westerkamp pour dire que « la composition de paysage sonore est toujours ancrée dans notre environnement sonore, et n’est jamais entièrement abstraite », il considère quant à lui que « la relation entre une personne et son environnement est une chose, mais la relation entre un compositeur et son matériau sonore en est une tout autre. Parmi les nombreuses différences entre ces deux relations, l’une d’elle est essentielle : le rapport entre le compositeur et son matériel est volontaire, il est libre de sélectionner l’objet de son désir. » C’est cette liberté que va utiliser Rüsenberg chaque fois qu’il décidera d’évoquer un lieu à travers une composition. Le terme même d’évocation n’est peut-être pas de mise, vu la distance qu’il prend par rapport au sujet lui-même, dans sa réalité. Si certains des paysages urbains qu’il a réalisés conservent une qualité documentaire, d’autres répondent plus à une recherche impressionniste, voire expérimentale. Ainsi dans ce disque, Cologne Bridges Symphony, les éléments du réel sont souvent identifiables, mais le paysage qu’ils forment dans la composition tient plus de la narration que de la captation. Isolés, disséqués, réorganisés, ce sont ici des enregistrements de six ponts de la ville de Cologne qui sont le point de départ de chaque pièce ; chacune d’elles possède son caractère, qui tient autant du pont choisi que du traitement et des mutations que le compositeur lui fait subir.
Plus encore que dans ses autres travaux, il s’est ici attaché aux détails des sources sonores, en prélevant des échantillons, en en magnifiant les textures, et les recombinant en un monde sonore fictif, d’autant plus efficace qu’il conserve la précision qu’aurait eu un traitement naturaliste. Le résultat s’emballe quelquefois sur certaines pièces, où les fragments du pont semblent se mettre en mouvement et s’animer en une danse quasi tribale, mais est généralement dépourvu d’effets, de manipulations outrancières. On retrouve ici au contraire une analyse et un examen des lieux qui rappellent la « loupe sonore » dont parle Andrew McKenzie (du Hafler Trio) ; une manière différente, extraordinairement concentrée, de percevoir l’atmosphère d’un lieu, d’en distinguer les composants les plus intéressants pour l’oreille et de les agrandir pour en faire le centre de l’attention. Ici tour à tour c’est le vent, la circulation, les grincements et craquements du pont, son grondement sourd, les passants, qui occupent l’avant-scène et racontent les ponts tels que les a entendus Rüsenberg.
(Benoit Deuxant)