Klas : First of all, I’d like you to explain the Farmers Manual method for making sounds and music.
Mathias Gmachl : It’s all improvised.
Oswald Berthold : No, it’s not.
Stefan Possert : What a strange question !
(Farmers Manual, entretien avec Klas Sjogren, 1998)
L’attrait de certaines musiques vient parfois du mystère qui les entourent. La musique électronique, dans les années 1990, avait fait de cette constatation un principe, et les artistes de la scène techno produisaient alors leurs disques sous une multitude de pseudonymes, changeant parfois d’alias pour chaque production. Avant que le mainstream et les médias ne s’intéressent à cette scène, n’y imposent leurs codes, et ne cherchent à isoler des personnalités marchandisables, ou des marchandises personnalisées, le secret et le masque étaient de règle. Confusément associé à la scène techno pour des raisons d’époque, de génération, plus que de musique, Farmers Manual a toujours été, même au regard de ce contexte d’anonymat, un collectif mystérieux. L’apparence banale de ses membres, leur interchangeabilité – ils apparaissent sur scène parfois à trois, parfois à quatre, parfois plus – et leur jeu de scène totalement inexistant allaient leur conférer une anti-image renforçant encore le caractère énigmatique de leur musique. Fragmentaire, déstructurée, en partie collage, en partie bruit brut, celle-ci avait un aspect accidentel, incontrôlé qui semblait provenir de processus aléatoires complexes, comme d’une complète désinvolture de la part des musiciens. Ceux-ci se sont empressés de conserver un flou artistique sur leurs méthodes de travail, ne lâchant des informations qu’au compte-goutte, généralement de manière contradictoire. Ils insistent toutefois sur la partie technologique de leur travail, se présentant comme un collectif audiovisuel informatique, dont les activités sont autant des installations que des concerts, et dont le site Internet est une émanation aussi importante que les autres. Ils s’accordent à décrire leur musique comme de la machine music, créée par la machine autant qu’avec la machine.
Cette musique n’a aucune forme prédéterminée, ni même de durée précise. Les morceaux semblent assemblés au hasard, à partir de plusieurs sources, sans début ni fin logique. Leurs disques sont indexés de manière totalement anarchique, créant les morceaux de manière arbitraire au sein d’un flot inépuisable d’improvisation. L’album Explorer’s we par exemple est indexé arbitrairement toutes les soixante secondes, ce qui suggère et encourage la lecture aléatoire. L’album fsck comporte en plus de plages « normales », 43 plages de quatre secondes, toutes intitulées Inter #001 (Mono), Inter #002 (Mono), Inter #003 (Mono), etc., et présentées dans le désordre.
Le collectif a toujours défini sa musique comme un flux ininterrompu, dont les disques et les concerts ne représentent qu’un fragment visible (audible), le reste se poursuivant en amont, hors la présence du spectateur, durant les phases de programmation, durant les soundchecks, ou lorsque les machines poursuivaient seules leur travail, et en aval, après qu’une infime portion a été rendue publique. Le cas de leur dernière production est ainsi révélateur, il s’agissait d’un DVD, intitulé RLA ( Recent Live Archive ) reprenant, sous format mp3, l’intégralité de leurs prestations publiques, sans sélection, sans montage, et sans overdubs. L’argument derrière cette absence de choix de leur part, et derrière cette livraison brute et exhaustive de leur archives, était un refus de se positionner comme les auteurs de ces propositions sonores, et l’idée que le public était plus à même qu’eux de décider ce qui était bon ou mauvais, intéressant ou non. En lui laissant le mot de la fin, le choix final, il mettaient une fois de plus l’accent sur le caractère inachevé, expérimental et improvisé, de leur musique, qu’ils présentaient comme une matière brute dans laquelle chacun pouvait trouver son compte, et que chacun pouvait ensuite découper, ordonner, ou rejeter, à sa guise.
Benoit Deuxant