« The advanced societies of the future will not be governed by reason. They will be driven by irrationality, by competing systems of psychopathology. »
J.G. Ballard
« Everything is clean and shiny but oddly threatening. »
J.G. Ballard
Les praticiens du field-recording se divisent généralement en deux camps, tout d’abord ceux influencés par le travail de Murray Schafer ou de Hildegarde Westerkamp, qui professent que le paysage sonore doit être apprécié pour lui-même, pour ses qualités propres, et veulent réduire au strict minimum l’intervention de l’artiste, de l’auteur. Les autres, comme Francisco López, se réclament plus directement de Pierre Schaeffer et veulent utiliser le field-recording comme matériau à transformer, à modifier, pour obtenir in fine une pièce de musique sans volonté figurative directe, une pièce abstraite de musique concrète. John Duncan n’est pas à proprement parler un adepte orthodoxe de la phonographie et il est délicat de le classer dans l’une ou l’autre de ces catégories. La grande majorité de ses travaux le situent plutôt dans le domaine de la musique électronique, de la musique industrielle et du noise, et étaient à l’origine principalement composés à partir de manipulation de radio à ondes courtes, auxquelles il adjoindra plus tard des générateurs de fréquences, des enregistrements de voix, puis des field-recordings. Les ondes radio figurent dans presque toutes les œuvres de Duncan, même si ce n’est pas toujours avec la même signification. Sa volonté première était de se trouver un instrument sans référent direct, sans les résonances affectives, naturelles ou apprises, associées aux instruments traditionnels, mais progressivement l’appareil s’est révélé avoir un potentiel plus grand.
Outre les fréquences brutes, abstraites, des sons captés entre les stations émettrices, la matière elle-même de certaines de ces stations, comme les fameuses stations à numéros – les numbers-stations, émettant en continu une voix monocorde récitant des nombres, et qui ont été interprétées comme des transmissions codées destinées par certains gouvernements à leurs espions à l’étranger –, a aussi commencé à le fasciner. L’instabilité de ces ondes, susceptibles d’être brouillées, modifiées, recouvertes, distordues, par d’autres stations, ou par des phénomènes atmosphériques comme les orages, voire cosmiques comme les interférences solaires, a ensuite achevé de convaincre Duncan, qui considère aujourd’hui les récepteurs radio comme la plus belle source sonore avec la voix humaine. Son autre source sonore fétiche est aujourd’hui le field-recording, dont il dit aimer la richesse et la complexité. Si les enregistrements de terrain sont moins présents que la radio dans son travail, c’est toutefois chaque fois avec un certain impact. C’est ainsi le cas de sa collaboration avec Andrew McKenzie – du Hafler Trio – et des chasses au son qu’ils ont effectuées ensemble, dans des grottes en Belgique, près de l’émetteur d’ondes courtes de NOS aux Pays-Bas, etc. Certaines de ces prises de sons concernaient le bruit ambiant de l’endroit en question, d’autres concernaient ses propriétés acoustiques. Duncan et McKenzie ont ainsi enregistré l’ambiance sonore en intervenant dans l’espace : l’un diffusait ainsi dans le lieu choisi des bandes réalisées au préalable – à partir d’ondes courtes ou d’autres field-recordings – via un radiocassette tenu à bout de bras et se déplaçait en décrivant des cercles se rapprochant et s’éloignant de l’autre qui lui s’occupait du microphone. Ce genre d’enregistrement par rebonds, dans le style du célèbre « I am sitting in a room » d’Alvin Lucier, avait pour but de réaliser un portrait en creux de ces lieux, d’en révéler les caractéristiques acoustiques particulières, la résonance, l’écho, ainsi que des propriétés plus subtiles encore, proches des interrogations psycho-acoustiques partagées par Duncan et le Hafler Trio. Ces questions ont pour objet l’aura de certains lieux, le caractère ésotérique que lui accorde quelquefois la psychogéographie, une forme en sorte de topologie occulte. Qu’il s’agisse de lieux chargés d’histoire et de mystère comme la chambre principale de la pyramide de Kheops à laquelle on prête des vertus psycho-acoustiques saisissantes, ou de lieux plus contemporains comme ici l’accélérateur de particules du site de Stanford en Californie, tous ces endroits ont en commun une présence imposante, une certaine charge symbolique, et sont susceptibles de révéler des propriétés acoustiques surprenantes.
L’album The Crackling que John Duncan a ainsi réalisé avec Max Springer à l’intérieur de ce site tire ainsi grand profit de l’atmosphère qui émane du lieu, de sa taille gigantesque (on le décrit comme une structure métallique de trois kilomètres de long, se terminant par une chambre d’impact aux parois épaisses de plus de vingt mètres d’acier plein, assez large « pour ranger quelques Boeing 747 les uns au-dessus des autres ») et des recherches scientifiques énigmatiques qui y sont menées, culminant dans des mesures dépassant l’entendement : les particules les plus infimes y atteignent des vitesses proches de celle de la lumière avant d’entrer en collision avec d’autres et d’atteindre des températures de trois milliards de degrés kelvin. Duncan décrit le lieu comme une nécropole : « L’endroit est rempli de contradictions : des structures destinées à survivre à leurs créateurs, à les humilier par leur taille, destinées à générer des événements subatomiques prenant place dans une échelle de temps qu’il est humainement impossible d’imaginer, utilisant des forces et des procédés qui sont hostiles et fatals à la vie humaine, et pourtant sont issus de la main de l’homme. Une cité des morts qui semble avoir une existence propre, avec ou sans ses opérateurs. » L’album qui fut réalisé à partir des enregistrements effectués en plusieurs points de l’accélérateur de particules, est un document unique sur cette colossale cathédrale de la science, ultra-futuriste et surnaturelle, ainsi qu’une évocation, voire une invocation de sa puissance. Le résultat sonore n’est toutefois pas une banale exploration du fracas, ni un déchaînement bruitiste au volume assourdissant. Il s’agit au contraire d’un des disques les plus subtils de John Duncan, explorant diverses tonalités de bourdonnement, de murmures. Prenant le contre-pied des proportions babyloniennes des installations, le duo Springer-Duncan se concentre sur des sons ténus, ronflement des souffleries, grondement sourd des machineries, micro-événements électriques. Friction et tension, quelques étincelles. On croit n’entendre respirer que l’accélérateur lui-même, son souffle filtrant à travers quelques centaines d’orifices entrebâillés, sabords, coursives, travées, embrasures. Le sifflement lent de chaque inspiration se répercute dans les tréfonds de l’espace déserté. La présence de l’homme est en effet réduite à quelques vagues voix, perdues dans le lointain ; l’activité du lieu se passe de lui, le dépasse. Et le disque souligne avec une certaine fascination le vide de cette architecture monumentale, et en révèle l’inhumanité, la démesure.
(Benoit Deuxant)