Yasunao TONE


L’histoire discographique de Yasunao Tone commence sur le tard et de manière paradoxale. Ses deux premières productions sont l’album Musica Iconologos, publié par le label Lovely Music en 1992, et Music for Wounded CD publié par Tzadik en 1997. Ils arrivent plus de trente ans après les débuts de l’artiste dans la musique, et constituent pour lui une entourloupe de plus, une facétie très sérieuse de cet ancien membre du mouvement Fluxus. Actif dès 1960 au sein de formations aussi diverses que Group Ongaku – un collectif d’improvisation radicale, dans lequel on retrouvait également Takehisa Kosugi, futur membre des Taj Mahal Travellers – ou Team Random – le premier collectif d’art informatique au Japon –, Tone a composé inlassablement, des années durant, produisant pour la scène, pour le happening, pour la télévision et la radio, ainsi que pour la danse – au Japon pour la troupe de butô Ankoku du pionnier Tatsumi Hijikata, et ensuite aux États-Unis pour la troupe de Merce Cunningham. Un grand nombre de ses compositions et de ses recherches ont eu pour objet d’introduire le plus grand degré possible d’aléatoire et d’accidentel dans sa musique, choisissant l’improvisation libre dès 1958, bien avant l’avènement du free jazz au Japon, jouant d’un instrument qu’il refusait d’apprendre, utilisant des cartes perforées IBM comme partition pour ses musiciens. Il a collaboré avec des musiciens de tous horizons, des compositeurs de musique électronique et concrète Toshi Ichiyanagi et Kuniharu Akiyama aux musiciens de jazz George Lewis et John Zorn.

Pendant toutes ces années, il a systématiquement refusé de publier des enregistrements de sa musique, avec pour argument qu’il était impossible de rendre sur disque la réalité de celle-ci. Certaines de ses pièces étaient par exemples des happenings, conçus pour n’être réalisés qu’une fois, d’autres étaient trop longues pour être reproduites. Quelquefois encore il arguait de l’impossibilité de restituer sur disque l’addition des éléments musicaux amplifiés et des événements audibles directement dans la salle par le public. Cette superposition entre le son de la production musicale et la musique produite était pour lui un élément capital de la performance sur scène. Un autre argument encore était qu’un disque fixait la pièce musicale et la condamnait à se répéter éternellement sans plus jamais pouvoir varier ou évoluer, alors qu’elle était écrite pour ne jamais se dérouler deux fois de la même manière. Il ne trouva la parade à ces différents problèmes que dans les années 1980, lorsqu’il se lancera dans la composition de musique numérique. Une de ses premières compositions ainsi produite sera Musica Iconologos, une pièce réalisée en transformant une série de textes anciens de poésie chinoise en images – une photo par idéogramme – et en faisant lire ces fichiers par un ordinateur comme s’il s’agissait d’un fichier son. Le résultat de cette manipulation est un fichier qui se traduit en parasites numériques anarchiques, en bruit pur, chaotique et discordant. Le disque qui sortira de ce processus répond en partie aux questionnements de Tone, dans la mesure où le son qui y figure n’a jamais connu d’autre existence que celle, numérique, quasiment virtuelle, d’une suite de zéros et de uns. Il n’est pour ainsi dire jamais sorti à l’air libre, et a toujours été ce qu’il est, un fichier qui, s’il a plusieurs fois changé d’état, texte puis image puis son, n’a toutefois jamais quitté l’ordinateur avant d’être gravé sur CD. Celui-ci sera justement l’objet des attentions particulières de l’artiste lorsqu’il apprendra que des erreurs dans la lecture d’un disque compact peuvent produire un son totalement différent de celui prévu, sans pour autant que la lecture ne s’en trouve stoppée. En « préparant » le CD au moyen de papier collant transparent, ou en dessinant dessus, il découvrit qu’il est ainsi possible de passer outre la correction automatique intégrée au lecteur et de lui faire croire que le disque fonctionne normalement alors qu’il est en train de produire des sons entièrement différents de ceux enregistrés à l’origine. Plus qu’un simple « dérapage » dans la lecture, plus que des accidents dans le déroulement temporel normal de celle-ci, ce sont des modifications tonales instables, souvent assez radicales, et totalement imprévisibles, qui sont provoquées. L’appareil produit ainsi, presque seul, une musique nouvelle, aléatoire, dont le compositeur joue, à l’aveugle, en mixant deux lecteurs.

Lorsque le label Tzadik lui proposa de présenter le résultat de ces expérimentations, Tone choisit d’utiliser deux exemplaires de son album Musica Iconologos, préparés selon sa méthode et d’ainsi recycler sa propre musique, de lui offrir encore une nouvelle incarnation. Variation à l’infini sur un matériau de base devenu méconnaissable, l’album Music for Wounded CD est une revendication de l’erreur, du dérèglement, il est à la fois une manière d’humaniser la technologie et un jeu supplémentaire sur le mouvement infini de transformation, d’impermanence qui accompagne l’art de Tone depuis ses débuts.

(Benoit Deuxant)


Artists

TONE, Yasunao
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