Keith Rowe.– When I play, I don’t listen to anybody else. I make no reference to what anybody else does at all.
John Tilbury.– When I play, I take into account everything on the stage and off the stage. I listen to everything.
Dialogue rapporté par Eddie Prévost à Bertrand Denzler et Jean-Luc Guionnet dans le cadre de leurs recherches pour l’ouvrage Blocks of Consciousness and the Unbroken Continuum, Sound 323, 2005.
Cette apparente contradiction entre des membres historiques d’AMM ne doit pas occulter la longévité et l’importance d’un groupe fondateur, qui a largement contribué à l’éclosion d’un nouveau genre musical, celui de l’improvisation libre. Malgré plusieurs changements de personnel, la formation existe en effet depuis 1965. À cette date, le guitariste Keith Rowe, le saxophoniste Lou Gare, le contrebassiste Lawrence Sheaff et le batteur Eddie Prévost s’unissent dans un même désir d’émancipation du jazz, aussi free soit-il. La distance prise avec ce genre qui les a formés se manifeste avant tout par un abandon du groove. Ils seront bientôt rejoints dans cette quête d’ailleurs par les compositeurs expérimentaux Cornelius Cardew et Christopher Hobbs.
Ce dernier rapprochement officialise en quelque sorte la filiation de la musique d’AMM avec celle de John Cage, dont l’intérêt pour la recherche de systèmes de composition aléatoire marque les Anglais dès leurs débuts. AMM va plus loin encore puisque aucune notation écrite ne préexiste aux performances du groupe. La question de savoir si leurs improvisations sont régies par des règles, implicites ou non, est complexe. En effet, dans quelle mesure un musicien peut-il se détacher totalement de ses habitudes, de sa technique, des impulsions de ses partenaires ? Peut-on postuler que l’improvisation libre non idiomatique est une démarche possible ? Est-ce une utopie ?
Quoi qu’il en soit, le groupe a tout fait pour franchir les frontières du monde musical connu. L’approche instrumentale des membres d’AMM est marquée par le détour et le contre-emploi. C’est ainsi qu’à la manière de John Cage, John Tilbury n’hésite pas à jouer directement sur les cordes de son piano. Eddie Prévost utilise archets et moteurs afin de créer grincements et autres frottements, s’éloignant d’un mode purement percussif. Enfin, Keith Rowe adopte le mode opératoire peut-être le plus radical : sa guitare est posée à plat et envisagée comme une source de sonorités insolites, via son interaction avec divers objets et ondes radio.
La musique d’AMM a été qualifiée de « laminaire » par le saxophoniste Evan Parker durant une communication sur l’improvisation à Londres en 1980. Cette définition semble avoir mis d’accord ses récipiendaires puisqu’en 1996, la rétrospective consacrée à l’ensemble a été baptisée Laminal (Matchless). En physique, le terme signifie « qui s’effectue par glissement de couches de fluide les unes sur les autres » (le Petit Robert). Ceci correspond parfaitement aux dérives sonores du groupe tant leurs structures mouvantes évoquent les mouvements géologiques. Cette impression est renforcée par un emploi hétérodoxe des instruments, à tel point qu’il est souvent difficile de distinguer qui joue quoi, d’autant que les performances ont souvent lieu dans l’obscurité.
Cet aspect traduit une certaine idée de la collectivité : les intervenants s’effacent au profit du tout musical. Ici, point d’assise rythmique servant de faire-valoir à un instrumentiste star. Si le groupe a perduré tant d’années, c’est probablement grâce à cette conception qui a d’ailleurs amené la formation à accueillir de nombreux invités en son sein : le susmentionné Evan Parker, le compositeur Christian Wolff ou le violoniste sri-lankais Rohan de Saram. Les visées utopiques d’AMM ont également trouvé leur prolongement dans des conceptions théoriques et politiques affirmées, qui ont quelquefois conduit le groupe au bord du démantèlement. À la fin des années 1960, les convictions maoïstes de Cardew et Rowe les amènent à s’éloigner de leurs partenaires, jusqu’au départ définitif du premier. Ce n’est qu’en 2004 que Keith Rowe quitte les rangs suite à un conflit d’ordre idéologique avec Eddie Prévost. Actuellement, AMM se produit le plus souvent sous la forme du duo Prévost-Tilbury.
L’esthétique favorisée par AMM a souvent été rapprochée des arts plastiques, notamment à cause de l’activité picturale de Keith Rowe. Si ce dernier a confectionné des pochettes de style Pop Art pour les albums du groupe, l’influence de la peinture va plus loin. C’est la technique de Jackson Pollock, qui peignait sur ses toiles couchées sur le sol, qui lui a donné l’idée d’installer sa guitare à plat. Par ailleurs, les nébuleuses abstraites et orageuses improvisées par le groupe ne sont pas sans rappeler la technique instantanée et les formes que les expressionnistes abstraits voyaient naître sous leurs doigts.
The Crypt, le deuxième album du groupe, synthétise ses premières explorations. Ce concentré de bruit atmosphérique constitue à lui seul un avant-goût de nombreuses musiques aventureuses à venir : les débordements soniques de la no wave, l’attention sur le détail des recherches réductionnistes de la fin du XXe siècle… Échos et effets de rétroactions se conjuguent afin de « laisser les sons être eux-mêmes », comme le préconisait John Cage.
Il s’agit d’une musique que l’on peut difficilement envisager comme « construite » avec une structure évidente d’exposition, de développement et de conclusion. Tout s’y passe comme si les morceaux n’étaient que des échantillons d’un ensemble sans limites, comme venu d’ailleurs. Un détail, intégré à la fin de l’enregistrement du morceau « Coffin nor Shelf », souligne cette particularité essentielle de l’art d’AMM : seuls des pas sur la scène (le silence n’y suffirait pas) semblent nous indiquer que la performance est achevée. Les lumières peuvent revenir dans la salle.
(Alexandre Galand)