Dès les premières images de son film Berlin, symphonie d’une grande ville (1927), Walter Ruttmann offre au spectateur une succession, frénétique pour l’époque, de séquences s’enchaînant de manière formelle, les parallèles entraînant d’autres parallèles, les diagonales en appelant d’autres. La lumière se réfléchissant sur l’eau se métamorphose en lignes abstraites puis en fils électriques puis en voies ferrées. Chaque plan-séquence en appelle un autre, chaque ouverture de porte, de fenêtre, de volet, déclenche une autre porte, une autre fenêtre, un autre volet. La ville qui s’éveille est sériée en catégories : formelles, horaires, professionnelles. C’est d’abord l’éveil puis l’arrivée à la gare, puis à l’usine, puis à l’école, puis au bureau, puis au marché. Les mouvements de foule, fourmillement enrégimenté, se dirigeant d’un seul pas vers sa fonction sociale, est bien dans l’esprit du futur chantre du national-socialisme. La rigueur et l’ordre de ces masses humaines répondent au fonctionnement impeccable des trains, des machines-outils, et de la machinerie sociale en général.
Dans sa forme, le film semble à première vue moins radical que les œuvres russes de la même époque (L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, 1929) ou des photographies de Rotchenko, mais son but n’est pas là : travail sur le rythme, sur le découpage d’une tranche de la vie d’une ville, le film est avant tout documentaire et réaliste. Quelques années plus tard, Walter Ruttmann appliquera ce même travail de séquençage, de découpage ultra-chronologique à un film sans images : Wochenende (« Week-End »), qui retrace une semaine dans la vie d’un travailleur à travers une série de scènes du quotidien, soutenues par un collage sonore alignant bruitages, conversations téléphoniques, lecture à l'école par un enfant, machines à écrire, courriers officiels, journaux, cris d’animaux, chants, fanfares, cloches d’église, machines, etc. Ici encore le répertoire est divisé en rubriques : la semaine de travail, et la détente du week-end ont chacune sa famille de sons, classifiée par nature, par fonction.
Ce film aveugle était à l’origine destiné à être projeté en salles, mais fonctionne également comme œuvre sonore à part entière, pouvant par exemple être diffusée à la radio, comme cela fut fait en 1930, en même temps que sa diffusion au cinéma, mais pouvant aussi être publiée sous forme de disque, comme c’est le cas ici, augmentée de relectures contemporaines (comme celle du groupe To Rococo Rot, recréant entièrement l’œuvre à partir de ses propres prises de son). Précurseur de la musique concrète qu’inventera vingt ans plus tard Pierre Schaeffer, ce Week-End est une vision prémonitoire de ce qu’on allait appeler plus tard le « cinéma pour l’oreille ». Le son y est utilisé non seulement de manière narrative, mais comme translittération directe de l’image cinématographique, en en reprenant les codes, les formules de montage. Les fondus enchaînés deviennent ainsi tuilages, les enchaînements de séquences se traduisant en brusques ruptures sonores, dérogeant aux codes de la musique pour importer dans le son le vocabulaire de l’image. Il faudra des années encore, après ce film, pour que ces nouveaux codes refassent leur apparition dans un contexte musical. Il faudra quelque temps encore pour qu’on applique à nouveau des métaphores visuelles comme le champ/contrechamp, le raccord cut, le travelling, etc., à une œuvre sonore. Et qu’on accorde au son le même pouvoir de représentation du réel qu’à l’image.
(Benoit Deuxant)