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  • BBC RADIOPHONIC WORKSHOP (THE) (X 082F) écouter

De sa fondation, à la fin des années 1950, jusqu’à ses derniers jingles, à la veille de l’an 2000, le BBC Radiophonic Workshop, la cellule de création sonore de la radio et télévision britannique, aura engendré un impressionnant corpus d’effets spéciaux, de génériques et de thèmes musicaux qui auront, tout au long de son existence, durablement imprégné l’imaginaire collectif au Royaume-Uni.

Il est tentant d’établir d’emblée un parallèle avec l’expérience française du Groupe de recherches musicales (GRM), un centre né la même année (1958) et lui aussi adossé à l’institution de télévision et radiodiffusion de son pays. Mais, si celle-ci se tournera rapidement vers la recherche fondamentale dans le domaine de l’électro-acoustique et l’étude des ses implications sociologiques et philosophiques, de l’autre côté de la Manche, le personnel du BBC Radiophonic Workshop est, quant à lui, invité à se retrousser les manches et à user de son savoir-faire technique afin d’alimenter en sonorités surprenantes, en incidental music destinée à renforcer l’impact des programmes radio et TV, parmi lesquels de nombreuses émissions destinées aux enfants. Des missions en apparence plus modestes et au vernis culturel moins « reluisant » qui nuiront certainement au rayonnement de cette musique auprès des avant-gardes qui préféreront volontiers gloser sur le Kontakte de Stockhausen que de prêter l’oreille aux insoupçonnées richesses de la bande-son de « Doctor Who ».

Que s’est-il passé entre les murs de la Room 13 ? Trois périodes aux esthétiques et méthodes distinctes ont jalonné l’existence du BBC Radiophonic Workshop.

I Hear A New World
En 1957, la BBC Radio décida de diffuser All That Fall [Tous ceux qui tombent une création radiophonique de Samuel Beckett, une œuvre poétique amplifiée par l’apport de quelques effets électroniques encore rudimentaires : accélérations et ralentissements des sources audio, ajout d’écho, segmentation et redécoupage du texte, etc. Stimulés par les potentialités qu’apporte le travail sur bandes magnétiques, deux producteurs, Daphne Oram et Desmond Briscoe développent alors en 1958 le BBC Radiophonic Workshop, un studio exclusivement dédié à la création de soundscapes. Les moyens et techniques d’alors se rapprocheront de la musique concrète : utilisation de sons enregistrés (voix, claquements de porte, brouhaha de la rue, etc.), transformation de ceux-ci par manipulation de bandes magnétiques et art consommé du montage. Une forêt de « sons étranges », un univers bruitiste et souvent dissonant dont les créations prendront souvent un caractère fantastique, peuplera durant une douzaine d’années les antennes de la BBC, des signatures sonores de chaque station au documentaire, en passant par les dramatiques radiophoniques ou les émissions à caractère éducatif. Il faudra pallier par le son ce que l’image peine, par défaut de technique, à représenter.

Malgré un cahier de charges particulièrement restrictif et une technique encore balbutiante, le studio de la Delaware Road favorisera l’éclosion de fortes personnalités musicales – malgré l’anonymat dans lequel la radio-télévision d’État les maintient. John Baker notamment, un passionné de jazz qui multipliera les pièces follement syncopées par la grâce d’un montage de bande au scalpel, d’une précision millimétrique. Ou Delia Derbyshire – devenue depuis quelques années, la figure emblématique du studio – qui y développera son goût pour la création de textures acoustiques complexes. En compagnie de Brian Hodgson, elle participera à l’élaboration de la trame sonore des premières saisons de « Doctor Who » (une série de science-fiction qui aura vécu de 1963 à 1989) et composera son générique, dont le thème musical est devenu un des plus célèbres de l’histoire de la télévision britannique. À noter que sur les 3 500 enregistrements attribués au BBC Workshop, plus de quatre cents auront été exclusivement conçus pour le célèbre feuilleton futuriste. En 1969, Derbyshire et Hodgson seront également associés dans la conception de l’album An Electric Storm de White Noise, un projet initié par l’ingénieur du son David Vorhaus et qui mêlait habilement pop et musique concrète.

Le son domestiqué
À la fin des années 1960, l’avènement du synthétiseur Moog et sa popularisation à travers les disques de Wendy/Walter Carlos remettent fondamentalement en question le mode de fonctionnement de la petite communauté de « coupeurs-colleurs » qui s'était peu à peu constituée autour du BBC Radiophonic Workshop. Avec l’EMS VCS 3 ou l’EMS Synthi 100, le technicien de studio peut à présent disposer d’outils clé sur porte facilement modulables et capables de produire, avec un gain de temps appréciable, mélodies et effets spéciaux en tous genres. Les synthétiseurs se substitueront dès le début des années 1970 aux lecteurs de bandes magnétiques, au grand dépit des premiers occupants de la Room 13, conscients que toute une économie du geste expérimental vient à disparaître. Selon eux (tel que le relate le documentaire The Alchimists of Sound que BBC 4 a consacré en 2003 au BBC Radiophonic Workshop), les nouveaux dispositifs techniques asservissent l’imagination créatrice à un éventail de possibilités préprogrammées, de sons standardisés. L’inouï ne se conquiert plus, il se domestique.

Peu à peu, une nouvelle génération de musiciens occupe le terrain : Roger Limb, Malcolm Clarke, Paddy Kingsland, placés à présent sous la direction de Brian Hodgson. Ce saut technologique imprime également un nouveau rapport à la production musicale : elle prend un caractère industriel, ce qui permet d’alimenter aisément près de trois cents programmes TV et radio tout au long de la décennie (« Blue Peter », « The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy », etc.).

Coupures
Avec les années 1980 et jusqu'à la fin de son existence en mars 1998, le BBC Radiophonic Workshop entame une troisième ère (sous la direction de John Birt), plus ingrate et marquée par la nécessité de coupes budgétaires et de réduction de personnel. L’équipement technique se met au diapason de son époque qui voit les musiques et instruments électroniques se diffuser et se démocratiser. Le quasi-laboratoire à sons des débuts est définitivement supplanté par un studio d’enregistrement équipé d’outils standards, moins onéreux : ordinateurs Macintosh, lecteurs DAT, instruments adaptés à la norme MIDI. À la veille de la fermeture du studio, seule une compositrice, Elizabeth Parker, est encore maintenue à son poste. Comme le note avec une franche amertume Ray White, l’un des derniers occupants du lieu, « Although founded in Radio, the Workshop’s greatest contributions were in the realms of title music and incidental music for Television. Although many viewers enjoyed a television programme, they were often unaware of such music, though this had clearly enhanced their viewing experience. Now, some people might not consider this product to be art, but the creation of music that matched the mood and atmosphere of moving pictures was definitely a skill, and one that many Radiophonic composers had perfected. This skill can be more appreciated when subjected to more recent programmes, where inappropriate and badly-edited music has been crudely jammed into place. Unfortunately, the creation of a unified experience in sound and vision now comes second to the cost of programme production. »

Mais, par une ruse de l’histoire, ces musiques qui, au temps de leur conception, n’étaient destinées qu’à une existence éphémère et périphérique, ont contaminé quelques-unes des formes d’expression musicales actuelles. Après une première phase de reconnaissance posthume du travail des principaux artisans du studio (principalement John Baker, Delia Derbyshire), l’influence du BBC Radiophonic Workshop a ensuite pris une forme plus subtile, plus proche de l’infiltration ou de la diffusion souterraine que du simple hommage servile. À cet égard, des auteurs tels que Simon Reynolds ou David Toop parlent d’« hanthologie » , transposition au monde de l’art d’un concept politique développé par Jacques Derrida après la chute du communisme en Europe centrale et de l’Est. L’hantologie se rapporte aux résurgences des traces culturelles passées, apparemment négligées par la mémoire collective mais agissant encore sous forme de spectre au sein de notre présent à travers divers artefacts contemporains. On la retrouve autant dans les productions dubstep qu’au cœur du travail de labels tels que Ghost Box, Trunk ou Mordant Records qui tentent, à travers leurs artistes (Focus Group, Belbury Poly), d’imaginer et de donner vie aux univers sonores parallèles entrouverts par ces bandes-son errant depuis des décennies dans un semi-oubli. Les kilomètres de bandes magnétiques abandonnées par le BBC Radiophonic Workshop nous ont livré en héritage une image avortée du futur, un rêve visionnaire dont l’esprit revient nous hanter comme un revenant, apparaissant et disparaissant par intermittence.

(Jacques de Neuville)


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