Il y a des rencontres qui peuvent sembler absolument improbables. On savait la post-modernité friande des syncrétismes, recyclages et réappropriations de tous types, mais certaines rencontres paraissent tout simplement inconcevables. Avec Bis Kaidan, loin des catégorisations de genre, rien ne semble aujourd’hui impossible.
Bis Kaidan est une formation bruitiste formée en 2012 au Japon, fruit de la collaboration entre le groupe de japanoise Hijokaidan et les « idols » de BIS.
Hijokaidan (littéralement « escalier d’urgence ») est un projet du guitariste Yoshiyuki Jojo Hiroshige, comptant également pour membres réguliers Junko, sa compagne, et Toshiji Mikawa du duo Incapacitants. Le groupe émerge à la fin des années 1970, et se caractérise très vite par des performances radicales et chaotiques, mettant le corps en scène et à l’épreuve. La musique qui accompagne ces actions n’est pas moins radicale : vacarme et bruit blanc, cris stridents et larsens de guitare, démence électronique.
Dans un tout autre genre, BIS est un groupe d’idols japonaises. Une idol est une figure (fille ou garçon) bien spécifique, véritable produit de la culture nippone occidentalisée, qui mène une activité professionnelle « artistique » (chanteur, acteur, animateur, modèle, ou tout cela à la fois) sur base d’un contrat à durée déterminée de quelques mois ou de quelques années. Jeunes et correspondants aux canons de beauté de l’industrie du divertissement et des médias, les idols sont produits en masse depuis les années 1960, sur base d’auditions organisées par des maisons de production et des agences d’artistes, choisis pour l’essentiel pour leur physique et formés au chant, à la danse, à la comédie, pour promouvoir leur image gaie et innocente dans les médias et l’exploiter dans de nombreux produits et supports à destination d’un public ado/adulescent. On les retrouve ainsi, en solo ou en groupe (girls ou boys bands), dans des livres de photos ou sur des produits dérivés, le tout participant d’un immense marché dont les idols ne profitent in fine que très peu, ne bénéficiant que d’un salaire calculé selon leur notoriété, la part majoritaire des gains revenant aux producteurs et agences. L’âge de la majorité marque souvent la fin de leur brève carrière et le retour à l’anonymat, à l’exception de quelques-un(e)s qui parviennent à se professionnaliser et à se spécialiser dans un domaine précis. Si le concept d’idol cristallise à l’extrême la dérive des industries culturelles, dont l’enjeu est ici de marchandiser l’individu par le détour de son image et par la production artificielle d’identités stéréotypées, il s’est plus récemment répandu dans d’autres pays d’Asie ainsi qu’en Amérique du Sud.
Il s’agit le plus souvent pour ce marché d’entériner le stéréotype fille/garçon pour vendre des images faciles, identifiables et sans nuance : les filles sont ultra-féminisées, sexy et innocentes, les garçons sont lisses et séducteurs à souhait. Cette marchandisation du corps de l’individu se caractérise par son imagerie sans aspérité, à l’image de la musique dont ces jeunes se chargent de la représentation. Cette pop culture de l’artifice et du stéréotype est certainement ce contre quoi s’est en partie constitué le japanoise depuis les années 1970. Ces pratiques bruitistes se caractérisent par leur hystérie exutoire, que l’on peut historiquement rattacher à une tradition d’un art basé sur les procès de destruction (on pense à Dada comme à la néo-avant-garde des années 1960, dont Fluxus – qui gagna le Japon –, l’auto-destructive art de Gustav Metzger initié dès 1960, ou les Neo-Dada Organizers, goupe fondé la même année au Japon et dont les actions remettaient en question la société par un état de désenchantement, puisant leur énergie dans les forces de destruction). Le harsh noise d’Hijokaidan, Incapacitants, Hanatarash ou Masonna exprime ainsi la volonté d’une expression en puissance, cathartique ; ou le retour à une musique physique, incarnée, à une pratique moins attentive aux questions formelles qu’à sa valeur expérientielle. Difficile, en d’autres termes, d’imaginer un point de rencontre entre la scène japanoise et celle, ultra-populaire et consensuelle, des idols.
Pourtant, Jojo Hiroshige a récemment exprimé son désir de collaborer avec les idols de Momoiro Clover Z, un choix reconsidéré suite aux suggestions des fans sur Twitter de se tourner vers le groupe BIS (pour Band-new Idol Society), qui cultive une image non conventionnelle et sauvage dans le paysage idol. La collaboration démarre donc en novembre 2012, avec des reprises de chansons de BIS. Souhaitant aller plus loin, Hiroshige suggéra la sortie d’un album en commun, ce qui fit de BisKaidan le premier (et seul) groupe d’ultranoise à paraître sur le label Avex Trax, principale maison de disque japonaise.
Les membres de BIS (exclusivement des jeunes filles) qui ont participé au projet sont Pour Lui, Saki Kamiya, First Summer Uika, Ten Tenko, Nozomi Hirano, et Megumi Koshouji. Malgré leur allure docile et sage, ces jeunes adolescentes en costume d’écolières surprennent une fois dans l’action. Les performances de BisKaidan sont chaotiques et destructrices : saturation, cris, murs de bruit, jets d’objets, de mixtures et de membres d’animaux, mais aussi de sous-vêtements féminins (ceux des membres de BIS), chose unique dans la scène idol, qui quoi que suggestive reste nettement policée.
La force de BIS est certainement de se sentir à l’aise dans des milieux a priori très distanciés, qu’ils soient pop et consensuels, ou punk, hardcore et noise. On les retrouve dans des situations inattendues (c’est-à-dire ne correspondant pas aux situations auxquelles on les associerait, par assimilation et logique de stéréotypes), maitrisant cette esthétique énervée, cette attitude intelligente, lucide et clairvoyante trahissant un positionnement critique vis-à-vis de la culture des idols – une culture qu’elles ne dénoncent pas mais de laquelle elles participent en cherchant à en déplacer les repères, à en troubler l’évidence, à en briser les images préconçues.
C’est ensuite la musique noise elle-même qui se trouve mise en question. Si celle-ci évolue depuis déjà plusieurs décennies selon des voies distinctes, des modes opératoires variés et des intentions souvent fort différentes, elle reste fondamentalement associée à un univers brut, violent, pour l’essentiel masculin. L’esthétique par trop machiste du jusqu’au boutisme noise, si elle n’est pas une évidence en soi (il n’y a pas d’exclusive sexiste du genre noise, ce qu’atteste justement Hijokaidan, formé par le couple Hiroshige et Junko), semble ici déplacée, nuancé par le visage doux de ces jeunes filles en uniforme traditionnel qui, une fois dans l’action, livrent un rock déchainé, une furie sonique ultra-énergétique, le battement d’une pulsation fondamentale, tragique, puissante. Sur scène, Bis Kaidan brise donc les repères entre des genres musicaux, des codes sociaux et des représentations genrées. La performance de Bis Kaidan devient le lieu non pas de l’indistinction mais d’un dialogue inattendu, le fruit d’une fusion osée et bienvenue (on notera que BisKaidan a également collaboré avec d’autres groupes, dont les Tokyo Shock Boys – des garçons, cette fois, amateurs de cascades périlleuses), l’occasion d’un dépassement des stéréotypes véhiculés par les industries culturelles, si peu inventives, si peu créatives. Si Bis Kaidan – qui a donné son dernier concert en mai 2014, avant de se séparer – est le cri d’une intelligence instinctive, ce projet est aussi le signe d’une culture de l’hyper-absorption, où toute proposition rencontre sont public, aussi inattendue soit-elle – ou le risque d’une création à l’intention critique, qui par absorption par l’industrie culturelle entraîne la création de nouveaux marchés et en renforce le système, au lieu de combattre ses perversions et ses excès.
Sebastien Biset