Martin TÉTREAULT

  • NUIT OU J'AI DIT NON (LA) (XT298S) écouter

Issu du milieu des arts visuels, le Montréalais Martin Tétreault, platiniste improvisateur, découvre le pouvoir des manipulations du disque et de la platine dans le courant des années 1980. Son travail plastique était au début de cette décennie très minimaliste. Il découpait sur des feuilles de papier des formes géométriques, opérant par soustraction. Un jour il prit un disque qu’il coupa au milieu ; il en fixa les deux moitiés inversées qu’il mit sur le pick-up pour l’écouter. Dès ce moment la platine lui sembla devenue « active ». Au fil de sa pratique, il délaissa peu à peu la citation musicale qu’il développait depuis 1985, pour se consacrer à l’exploration des propriétés intrinsèques du tourne-disque. Son trio avec l’échantillonneuse Diane Labrosse et la percussionniste électronique Ikue Mori l’amèneront à considérer autrement les moyens de reproduction eux-mêmes. Le processus d’échantillonnage perd de l’intérêt : il devient plus intéressant d’expérimenter en produisant du feedback, des bruits parasites, etc. La platine cesse d’être un lecteur pour devenir un générateur de sons. L’aiguille et la cellule peuvent agir comme un microphone ; il se met à jouer de deux à quatre platines, équipées de plusieurs bras, avec des aiguilles préparées reliées à des ressorts ou des ballons, etc. Voilà ce plasticien bruitiste engagé sur la voix du détournement, du recyclage et de la récupération, traitant ces « heureux accidents » produits par la machine et ses supports. Ce sont les textures, aussi, qui le passionnent ; il couche sur ses platines des disques de bois, de carton, de papier gaufré, de Mactac… Ce penchant pour la récupération trahit une préoccupation d’ordre écologique, tout en conservant sa valeur artistique, voire philosophique (« Je redonne du sens à des objets culturels qui n’ont plus de signification »).

Au fond, cette focalisation sur le tourne-disque ne consiste en rien d’autre qu’en un travail de lutherie. Comme il le remarquera lui-même, « l’idée circulait dans l’air »… Aussi, ce geste n’est-il pas isolé. Tétreault rencontre Christian Marclay (qui aux yeux de l’artiste est l’influence majeure de toute une génération de platinistes : Otomo Yoshihide, Erik M., Janek Schaeffer, etc.) en 1990 à Montreal, dans le cadre de l’exposition Broken Music (rappelant l’œuvre de l’artiste tchèque Milan Knizak, du mouvement Fluxus, qui utilisa le terme dès le début des années 1960 pour désigner ses œuvres réalisées à partir de disques qu’il rayait, trouait, cassait, manipulait) et entreprendra de nombreuses collaborations, notamment avec Diane Labrosse, René Lussier, Jean Derome, Michel F. Côté, I8U, Otomo Yoshihide, Kevin Drumm, Xavier Charles et Ikue Mori.

Son travail d’échantillonnage, de collage et de recyclage s’apparente et correspond même d’assez près – au même titre que celui, globalement, du DJ – à ce que le critique d’art Nicolas Bourriaud a qualifié de « postproduction », sorte de réponse au chaos de la culture globale à l’ère de l’information. La postproduction désignerait ces œuvres typiquement postmodernes qui par la manipulation, l’échantillonnage et l’adaptation des formes en vue de nouveaux usages, produisent des lignes narratives divergentes, des récits alternatifs (l’on sait depuis un moment déjà que la postmodernité artistique se caractérise par le réemploi des matériaux, le recyclage des données (citation, pastiche, parodie), l’emprunt de motifs, le syncrétisme (collage, mixage, mélange), etc.). La question artistique n’est plus « Que faire de nouveau ? » mais plutôt « Que faire avec ? ». Plutôt que de créer des objets ex nihilo, l’artiste puise dans un écosystème culturel préexistant. Il s’agit de faire usage des formes du monde et de les « reprogrammer » – considérant le champ artistique « comme autant de magasins remplis d’outils qu’il s’agirait d’utiliser, de stocks de données à manipuler, à rejouer et à mettre en scène », ces artistes programment des formes, plus qu’ils n’en composent. Bourriaud montre comment l’artiste use de la société comme d’un répertoire de formes : « Les artistes actuels, écrit-il, évoluent dans un univers de produits en vente, de formes préexistantes, de signaux déjà émis, de bâtiments déjà construits, d’itinéraires balisés par leurs devanciers. Ils ou elles ne considèrent plus le champ artistique comme un musée contenant des œuvres qu’il faudrait citer ou ‘‘dépasser’’, ainsi que le voudrait l’idéologie moderniste du nouveau, mais comme autant de magasins remplis d’outils à utiliser, de stocks de données à manipuler, à rejouer et à mettre en scène ». Le travail (tant plastique, visuel, que sonore) de Christian Marclay est à ce titre révélateur.

Néanmoins, Tétreault, au même titre que ses comparses platinistes expérimentaux, exprime par sa démarche une certaine radicalité. En opérant par soustraction, il prend les choses « à la racine ». L’artiste délaisse la citation et dépasse toute forme d’échantillonnage pour agir directement sur l’outil et user des qualités intrinsèques de la platine en développant une approche ouvertement prospective du médium technologique. En puisant en amont le sens du geste platiniste, en sondant l’instrument de sa pratique, il donne à entendre l’histoire de cet art et s’y inscrit comme un praticien inclassable, tout à la fois DJ, compositeur, recycleur, investigateur, bruitiste, platiniste ou plasticien sonore.

Sebastien Biset


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TÉTREAULT, Martin
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