Lorsque l’album Music With Sound paraît pour la première fois, en 1990, il suscite quelques interrogations, et quelques problèmes de classement. Clairement, l’album est constitué en majeure partie de texte, et de voix, principalement volées, détournées, selon un principe que le groupe désignera sous le vocable de plagiarisme®, et tirées indifféremment de discours, d’interviews, de message publicitaires, d’extraits d’émissions radio ou télé, de cours de langues, de cassettes d’automotivation. Et pourtant, le titre du disque semble vouloir mettre l’accent sur, je cite, la musique et le son. De la musique, il y en a effectivement, importée de la même manière que les voix qu’elle accompagne, importée de force, par la bande, d’une manière qui la fait paraître tout à fait secondaire, presque accessoire. Il s’agit en grande partie d’easy-listening, de musique de fond prémâchées, de musique d’ascenseur (parfois au sens propre, puisqu’une des pièces du disque consiste en trente secondes de muzak, enregistrée dans un ascenseur) ; ce sont ce qu’on pourrait appeler des déchets musicaux, des morceaux produits en série, au kilomètre. Nulle part on n’a l’impression que le propos est musical, et que la musique importe. À une seule exception près, pour un morceau justifié par le nom du groupe, où ils décortiquent la chanson « Eleanor Rigby », et la recrachent dans le désordre. Et pourtant, à travers les différents collages, montages et remontages qui s’enchaînent diaboliquement sur cet album, on a la sensation d’une étrange musicalité, d’un rythme quelquefois souple, quelquefois infernal, qui naît du mariage de tous les éléments sonore jetés dans le mix.
Si le groupe Stock, Hausen & Walkman s’était lui aussi attaqué au même répertoire de « musique-déchet », d’easy-listening, c’était avec une autre intention, celle de l’utiliser comme victime de choix pour une démolition rageuse, comme tremplin à une virtuosité de montage, de découpage vengeur, comme on griffonne dans un magazine, comme on dessine des moustaches à la Joconde. Chez les Tape-beatles, le propos est autre, biaisé qu’il est par la présence du texte, et l’insistance sur l’importance de la voix. Comme dans le radio-art, ou comme dans le hiphop, le collage est utilisé ici comme commentaire, comme critique ; le détournement souligne un discours, sans recourir lui-même au banal premier degré du discours. Il y a de l’ironie socratique derrière tout cela : plutôt qu’une diatribe, on recourt à l’absurde, et l’on va chercher cet absurde au cœur du discours visé. Qu’il s’agisse de prendre position sur le copyright, comme ici, ou sur la guerre du Golfe, comme sur l’album The Grand Delusion, la force du propos est dans le décalage, la discordance entre le sérieux, la prétendue respectabilité du texte, et le ridicule qui s’en dégage, une fois remonté. Un simple hoquet sonore, une simple manipulation qui boucle à l’infini une phrase bien choisie, et le sarcasme est vainqueur.
Aujourd’hui les Tape-beatles poursuivent cette approche en y ajoutant une dimension visuelle, et présentent des « concerts de cinéma » durant lesquels ils appliquent les mêmes techniques sauvages au son et à l’image. Constamment en action, ils multiplient les publications, textes, son, vidéo, à travers leur organisation Public Works Productions.
(Benoit Deuxant)