Toujours en activité, Red Krayola, entité musicale aux contours changeants rassemblée autour de son seul membre permanent, Mayo Thompson (1944), peut se targuer aujourd’hui de presque quarante-cinq années d’aventures musicales depuis sa création en 1966 par trois étudiants texans en arts plastiques. Quatre décennies et demie et presque autant de « vies » (ou de « périodes » c’est-à-dire d’incarnations et de réincarnations, de nouvelles complicités, de changements de modes d’organisation et de ports d’attache, etc.) passées à questionner, de manière radicalement singulière, les marges de la pop – ou du rock (toutes les montagnes imposantes peuvent s’aborder selon plusieurs pans, se gravir selon plusieurs voies). Comme si album après album, morceau après morceau, centimètre par centimètre, Mayo Thompson et ses complices poussaient la planche de la chanson pop (ou rock) sur les appuis de son socle mélodique en direction du vide, jusqu'à essayer de trouver le point précis d’équilibre instable où leur objet d’étude se met à vaciller, à balancer lentement, flirtant – sans presque jamais y tomber – avec le ravin de l’inécoutable. Tout en entretenant des liens avec l’art plastique conceptuel (les multiples collaborations avec le collectif Art & Language) et une réflexion critique sur la place de l’art et des médias dans la société.
Mais en 1967, quand Red Krayola enregistre l’album Coconut Hotel, il n’a sorti qu’un seul disque, quelques mois auparavant : Parable of Arable Land. En treize morceaux, leur coup d’essai propose un mélange étonnant de psychédélisme et d’improvisation libre en alternant chansons (certes, psychédéliques mais sombres et inquiètes, hantées par la guerre du Vietnam et préfigurant en partie le post-punk de la fin des années 1970) et « pétages de plombs de formes libres » (Free-form freak outs, impros instrumentales collectives en compagnie de leur cohorte d’amis et de suiveurs, The Familiar Ugly). Décomplexés par leurs écoutes et lectures de John Cage ou la connaissance des expérimentations dans le domaine du jazz des années 1960 , Mayo Thompson, Rick Barthelme et Steve Cunningham vont encore un pas plus loin lors des sessions d’enregistrement de Coconut Hotel en abandonnant quasiment le chant – en tout cas intelligible – et carrément toute forme de chanson. La réponse de leur label, International Artists, ne se fait pas attendre : « Niet ! Invendable. » Le disque ne sortira finalement qu’en 1995 au début de la longue et fructueuse collaboration de Red Krayola avec le label Drag City de Chicago.
À côté de plus longues pièces lorgnant vers les points de rencontre entre musique contemporaine et musique pour films imaginaires ou entre sonorités d’instruments à cordes non occidentaux et les disques à venir du guitariste anglais Derek Bailey, on peut surtout y entendre trente-six « One-Second Pieces » pour trompette, batterie et piano. Autant de plages de quatre à douze secondes – blanc (silence) compris – interrompues à chaque fois par un éclat, une petite déflagration sonore d’une seconde. Le blanc qui les sépare, leur attaque et la manière dont leur son s’étouffe ne laisse pas de doute quant au fait que ces pièces ont bien été jouées selon ce format, en temps réel – et non découpées comme notes isolées au sein d’un enregistrement plus long. Chaque pièce propose comme une extrême condensation/concentration de la musique et du geste qui la produit. On pense aux célèbres Compressions par lesquelles le sculpteur César réduisait des voitures à 10% de leur volume initial. Dans sa forme musicale, chez Red Krayola, l’opération de compression gomme ce qui généralement caractérise une pièce musicale et lui donne sa saveur, sa couleur : la mélodie, bien sûr, mais aussi le rythme. Et cependant, au-delà de la monotonie attendue d’une succession de telles pièces, des nuances très subtiles de timbre, de durée et de (non)-synchronisme (à l’échelle de la fraction de seconde) apparaissent à qui leur prête une oreille attentive. Aussi simple et limitée que puisse paraître cette contrainte de création musicale, dès que, pour sa réalisation, elle passe par le filtre non totalement maîtrisable de trois êtres humains – pas vraiment les plus dextres virtuoses du XXe siècle en plus ! –, elle ne peut donner trente-six fois de suite exactement le même résultat.
On finira par faire remarquer que les « One-Second Pieces » de Red Krayola sont, tout particulièrement à la fin des années 1960, un exemple peu fréquent de jeu sur le temps mettant l’accent sur la brièveté et l’instant. À la même époque, d’autres musiciens comme La Monte Young ou Tony Conrad expérimentent plutôt l’effet hypnotique de notes et de durées prolongées, le continuum plutôt que la discontinuité et la fragmentation. Ceci rend Coconut Hotel encore plus rare et précieux. (Philippe Delvosalle)
Discographie très complète (jusqu’en 2007) : http://white-rose.net/redcrayola/
Entretien avec Mayo Thompson, 1996 : http://www.richieunterberger.com/mayo.html
Entretien, juin 1999 : http://www.dallasobserver.com/1999-06-17/music/thompson-s-twins/1/
Emmanuel Levaufre : « Mayo Thompson/Red Crayola : un relevé cartographique » in Bardaf ! #3 (printemps 1997)