Sarah PEEBLES

  • 108-WALKING THROUGH TOKYO AT THE TURN OF THE CENTURY (XP236O) écouter

Le paysage japonais est pour les Occidentaux une source continue de fascination. Bien digérée (Roland Barthes, Chris Marker) ou avalée de travers (Jean-Jacques Beineix), la culture japonaise contemporaine est une référence constante de bizarrerie, d’étrangeté. La culture, l’écriture, mais aussi le son d’une mégalopole comme Tokyo, restent vus comme l’antithèse d’une ville occidentale. Tokyo combine la vision occidentale des traditions asiatiques avec une modernité inimaginable chez nous. Une grande partie des clichés concernant la ville sont fondés : la foule, le bruit, les néons, la vitesse. Chaque pouce de terrain y est mis à profit, les étages sont aussi vivants que la rue. Le brouhaha y est donc permanent, et le visiteur observateur remarquera qu’il est, de plus, amplifié. Au pays du transistor, les haut-parleurs sont omniprésents. Peu de bruits y sont naturels, mais l’on y traverse un brouillage constant de communications, de musiques d’ambiance, d’annonces, où l’on ne sait dire ce qui est enregistré et ce qui s’adresse à vous, directement. Le robotique et le vivant se confondent. Il est malaisé de savoir ce qui est un message automatique, comme l’annonce des stations de métro, et ce qui est dit sous vos yeux. Pour qui ne comprend pas la langue, il n’y a de plus aucune différence de ton entre les litanies d’un prédicateur chrétien, au coin de la rue, et le boniment des boutiquiers vantant leurs promotions, à quelques mètres de là.

Comme le dit Hiroshi Yoshimura dans le texte du livret qui accompagne le disque, le bruit est une constante des villes asiatiques ; de tout temps, il y est synonyme d’activité, donc de prospérité. La ville est un marché permanent, un « bazar, vibrant d’énergie ». Ce qui la différencie de n’importe quelle autre ville, ailleurs dans le monde, est de son propre aveu indéfinissable. Il s’agit sans doute d’une question de degré, de point limite, au-delà duquel la foule et le bruit ne sont plus quantifiables, où le son devient « comme une odeur, de telle sorte que ce qui aurait pu être dérangeant ou angoissant devient apaisant ». Au-delà de ce point, ce ne sont plus des bruits isolés, des appels à la compréhension, des interférences, ou des tentatives de communication qui sont perçus, mais une multitude de détails sonores aléatoires, incohérents et contradictoires, formant une tapisserie sonore ininterrompue, vibrante.

Sarah Peebles restitue cette perception impressionniste en superposant couches après couches d’enregistrements. Plus qu’un trajet de cinquante minutes à travers Tokyo, c’est d’un paysage global qu’il s’agit. Les sons sont enregistrés de par la ville, à des endroits différents, à des moments différents. Leur somme, pourtant, est typique, caractéristique du lieu et de l’époque. Peebles multiplie les prises de son, les détails, mais leur collage reproduit une vue générale hypothétique qui reflète la ville dans son ensemble. C’est réellement d’une composition qu’il s’agit, et non d’un documentaire. Chaque détail a été choisi avec soin : voix, machines, jingles et cloches de temple, des sons qui en grande partie sont des « détails pittoresques », presque des clins d’œil, mais dont l’accumulation transforme le caractère anodin en tableau hyperréaliste. Comme son sujet, Tokyo et sa démesure, la décision d’en faire trop, de remplir à l’excès le paysage sonore de détails redondants, de sons qui sont presque synonymes, contribue à rendre, plus que la fidélité ne l’aurait fait, l’évocation réaliste. Les annonces publicitaires, les jingles du métro, sont alignés les uns après les autres, presque les uns sur les autres, et le tableau n’en est que plus crédible. En jouant sur ces séquences de concentration, Sarah Peebles crée une forme de temporalité élastique qui donne son rythme au disque. Les épisodes qui se succèdent diffèrent principalement dans ces allers-retours de la concentration maximale des débuts, où chaque instant apporte une information sonore nouvelle, à des pièces plus aérées, dont la pièce centrale qui sert de pivot à l’album. Après la frénésie des premières plages, cette pièce apporte une soudaine accalmie, dont le rythme lent est donné par les 108 tintements de cloches des temples, le soir de l’An, chaque année entre 00h00 et 00h30 .

On le voit, les sons choisis ne sont jamais anodins, la plupart ont une histoire, représentent une époque, une saison, un quartier de Tokyo. Il est étonnant de parvenir à saisir ces sons, dont certains sont des sons presque historiques, sans être natif du Japon. À moins de considérer justement que leur perception nécessite un recul, et alors, en ce sens, il n’est pas innocent que ce soit Sarah Peebles, une gaijin (« étrangère »), qui ait capturé l’essence du lieu, à travers le brouillage du bruit ambiant. Dans son introduction, Hiroshi Yoshimura parle d’écoute relative, cette capacité à faire abstraction de l’environnement, et à se concentrer sur le détail porteur de sens. Ce sont ces détails qui font du travail de Sarah Peebles plus que la simple évocation d’une ville quelconque. On assiste à travers tout le disque à un authentique travail de restitution, non seulement de l’atmosphère, mais tout bonnement de l’aura de Tokyo.

(Benoit Deuxant)


Artists

PEEBLES, Sarah
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