En 2000, la plasticienne Helen Mirra (Rochester, État de New York, 1970) vit à Chicago où, quelques années auparavant, elle a achevé ses études artistiques à l’University of Illinois. Par la suite, elle se posera – parfois quelques semaines, parfois quelques années – à Berkeley, à Berlin et à Cambridge ou en Norvège et en Suisse, etc. Dès ses premières années de création, une série de lignes de forces qui, pour la plupart, l’accompagnent encore aujourd’hui se dégagent de son travail. Presque toujours, elle part d’une petite portion du monde, d’une ligne ou d’une étendue délimitée à la surface de la Terre – ou sur la carte géographique ou la mappemonde qui la représentent – puis elle en sélectionne un ou deux éléments sur lesquels elle intervient pour proposer sa vision poétique, et volontairement partielle, de ce petit bout de planète. Le choix qu’implique ce déplacement – par un changement de taille, de matériau, etc. – est au centre de son travail. « Among the various forms in which she operates, there is always a locatable material upon which decisions are made. » (Site officiel de l’artiste)
En 1998, pour Sidewalk Film Frames elle peint, à plusieurs reprises, une dalle de béton en vert, à chaque fois sur le trottoir qui court devant le domicile d’un ami ; comme un photogramme sur une pellicule. De 1999 à 2001, elle réalise une série de cartes-rubans de parallèles terrestres à l’échelle d’un pouce pour un degré de longitude (par exemple : Map of Parallel 46 N at Scale of One Inch for One Degree Longitude), en respectant les conventions cartographiques usuelles : couleur bleue pour l’océan, verte pour les forêts… Ces différentes cartes pouvant être soit exposées enroulées, en bobines, pour celles en coton, soit être projetées sur un écran, comme un film, pour celles peintes à la main sur pellicule 16 mm (transformant ainsi chaque infime partie d’une ligne en une surface, et la représentation réduite d’une distance en un écoulement du temps). Toujours à la même époque, elle tisse à la main une sorte de maquette en laine, à l’échelle 1:1, de quatre traverses de chemin de fer et de leur espacement en sable avant la pose des rails. Feutrine, coton, aquarelle, bois de palette, contreplaqué, T-shirts et vêtements déjà portés, couvertures militaires ou d’hôpitaux, cailloux : Helen Mirra semble mettre un point d’honneur à utiliser des matériaux pauvres – ou, en tout cas, banals et non luxueux.
Dès le début de son parcours, le son et la musique sont aussi présents dans sa démarche. Déjà en 1996, elle sort Stowaway, un disque vinyle 25 cm qu’elle a enregistré elle-même lors d’une traversée sur un bateau : des marins chantent à l’arrière-plan, elle fredonne à l’avant-plan. Quatre ans plus tard, Field Geometry, son premier disque longue durée, fait comme ses œuvres plastiques évoquées ci-dessus se rencontrer l’idée de la nature (le champ) et une certaine rigueur mathématique (la géométrie). Ce disque pour guitare acoustique – jouée à plat par la manipulation, sur les cordes, de pelotes de laine, de cylindres et de cubes en bois, de feuilles de papier, de pois séchés, etc. – se veut un hommage au pédagogue allemand Friedrich Fröbel (1782-1852) et à ses théories et expériences éducatives. À l’origine de l’idée de « jardin d’enfants », Fröbel prône vers 1830 un apprentissage par le jeu et l’expérience plutôt que par les leçons ex cathedra, le « par cœur » et la reproduction à l’identique de modèles à imiter. Pour ce faire, il développe une série d’objets et d’activités de jeu qu’il nomme « dons ». Par leur abstraction et le caractère ouvert et non cloisonné des usages qu’ils permettent, ces objets simples (pour commencer, six petites balles de laine aux couleurs du spectre lumineux ainsi qu’une sphère, un cylindre et un cube en bois) sont en flagrant contraste avec les jouets réalistes et très détaillés de l’époque. On y retrouve, au niveau symbolique, simplifié et stylisé, une croyance dans les rapports intimes entre la nature et la géométrie que Fröbel tirait de ses études préalables dans le domaine de la sylviculture et de la cristallographie.
Pour l’hommage musical que lui rend sa jeune admiratrice, celle-ci utilise une gamme de vingt « dons » commercialisée en 1865 par un important fabricant américain de jouets et de jeux éducatifs. Elle est accompagnée par Fred Longberg-Holm dont elle associe les sons des trois instruments à cordes à des caractéristiques géométriques : ainsi, elle lie le violoncelle aux solides, la nyckelharpa (instrument à cordes frottées d’origine suédoise) au plan et à la ligne et le kemençe (vièle rustique, grecque ou turque) au point. On retrouve particulièrement dans ce projet sonore d’Helen Mirra cette idée de double loyauté, au « métrique » et au « lyrique », qui entend décrire, d’entrée de jeu, l’ensemble de sa démarche sur la page d’accueil de son site Internet.
(Philippe Delvosalle)