Yannis KYRIAKIDES


En 1959, l’île de Chypre, jadis annexée par les Britanniques en 1914, devient une république indépendante au sein du Commonwealth, avec à sa tête un binôme formé d’un président chypriote grec (l’archevêque Makarios) et d’un vice-président chypriote turc (le docteur Fazil Kutchuk). Malgré la présence de Casques bleus, les tensions intercommunautaires sont de plus en plus vives au cours des années 1960. Le 15 juillet 1974, l’EOKA B, la branche résurgente et déviante d’une vieille milice nationaliste pro-hellène et antibritannique du début du siècle, renverse Makarios avec l’appui des États-Unis et du fraichement élu prix Nobel de la paix 1973, Henry Kissinger. Cinq jours plus tard, les troupes turques lancent « l’Opération Attila » en bombardant l’île puis en envahissant sa partie nord.

Âgé de cinq ans, le futur compositeur amstellodamois Yannis Kyriakides (Limassol, 1969) vit encore à Chypre à cette époque. Sa famille n’émigrera vers la Grande-Bretagne qu’en 1975. Aujourd’hui, le musicien se souvient de la cave d’un hôtel où les siens se réfugiaient pendant les bombardements et d’où il se lançait ensuite dans d’excitantes collectes de débris de plâtre et de munitions, une fois remonté à la surface, à la levée de l’alerte.

Trente ans plus tard, c’est à la collecte de sons, d’ambiances et de récits que Yannis Kyriakides est parti pour rendre compte de la réalité psycho-géographique de la « ligne verte » (la Buffer Zone ou « zone-tampon » du titre) qui défigure toujours le pays d’une double cicatrice : physique dans le paysage et psycho-symbolique dans l’imaginaire collectif. Contrairement à toute une série de projets de -field-recordings_ (enregistrements de terrain), d’autres artisans du son qui visent une restitution la plus pure et la plus fidèle possible, sans aucune manipulation de leur captation sonore de départ, Kyriakides a pris ici le parti d’un « opéra électronique » qui implique une mise en sons et une mise en scène relativement conséquentes et spectaculaires. Créé, comme tout opéra qui se respecte, d’abord pour la scène et non pour sa déclinaison discographique, The Buffer Zone était joué dans une salle divisée en deux espaces non communicants, séparés par deux grands écrans vidéo suspendus. Chaque spectateur se voyait contraint de rester assis tout au long de la représentation d’un des deux côtés de cette surface de démarcation métaphorique. Un musicien se retrouvait aussi de chaque côté de l’écran – un pianiste d’un côté, un violoncelliste de l’autre – tandis que, perché sur une chaise d’arbitre (ou de maître-nageur, sorte de mini-mirador civil) placée dans l’axe du mur d’écrans, un chanteur/acteur interprétant le rôle d’un soldat des Nations unies était la seule personne à disposer d’une vue surplombante sur les deux côtés de la salle. Au début de la pièce, cet acteur dit un texte basé sur des interviews de gardiens onusiens de la ligne de démarcation réalisés in situ par le compositeur et qui abordent essentiellement l’ennui et cette sorte d’état second découlant pour les soldats du fait de surveiller une portion de no man’s land où plus rien ne se passe – et qui découle d’un conflit datant d’avant la naissance de la plupart d’entre eux.

En écho aux très belles photos de la Zone (le Tarkovski de Stalker n’est pas loin) par Aris Kyriakides – le frère de Yannis – qui illustrent le livret du CD et montrent très bien (comme les ruines de l’île-léproserie de Spinalonga filmées par Jean-Daniel Pollet ou celles de l’île-usine japonaise d’Hashima filmées par Thomas Nordanstadt et C.M. Von Hausswolff) comment , au bout de quelques années d’abandon, la nature reprend ses droits sur le bâti humain, le comportement gestuel et l’expression vocale du soldat assoupi se fondent de plus en plus avec ceux des insectes et des oiseaux qui règnent désormais sur cette zone jadis régie par l’homme.

The Buffer Zone est une œuvre complexe, délicate et subtile, dont on sent bien les liens – de mémoire et de vécu – particulièrement intimes et incarnés qui la rattachent à son compositeur.

(Philippe Delvosalle)


Artists

KYRIAKIDES, Yannis
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