Milan KNIZAK


Dans son article « A Brief History of Anti-Records and Conceptual Records », Ron Rice énumère une quantité impressionnante d’artistes ayant utilisé le disque comme instrument de musique depuis son invention par Thomas Edison en 1903. Le phonographe et ses successeurs ont été rapidement des objets d’expérimentation, de spéculation, et se sont très vite révélés capables de prodiges dont on ignorait jusque-là l’existence. Avant le phonographe en effet, personne n’avait entendu une voix humaine ralentie, par exemple, ni accélérée d’ailleurs, ou un son passé à l’envers, et ce qui nous paraît aujourd’hui banal et de peu d’intérêt a été alors une surprise. Les manipulations sonores permises par l’enregistrement et par l’action directe sur son support, le disque ou la bande magnétique, ont ainsi introduit de nouvelles manières d’envisager le son, qui ont entièrement révolutionné le concept de musique.

La musique concrète, le field-recording, le dub, le hiphop, sont des musiques qui fonctionnent sur base de paradigmes entièrement neufs, qui sont tous issus de l’existence du son fixé, de la matière enregistrée. Dès les années 1920, l’artiste hongrois László Moholy-Nagy va, à la suite des futuristes, s’intéresser à un élargissement du champ de la musique vers de nouvelles sonorités, et vers de nouvelles méthodes de produire du son. Il va ainsi suggérer de « transformer le gramophone d’un outil de reproduction en un instrument de production ». Il réalisera au Bauhaus des performances musicales en manipulant des disques, dont certains spécialement modifiés pour l’occasion. On le voit, l’histoire de ce qu’on appellera plus tard le turntablism remonte quasiment aux origines du disque, et il serait faux, et vain, de voir en Milan Knizak un précurseur. S’il a une place à prendre dans cette histoire, c’est pour l’obstination, et la brutalité avec lesquelles il s’attaquera à la question.

Artiste pluridisciplinaire, voire antidisciplinaire, Knizak était membre du mouvement Fluxus, dont il fut nommé « directeur pour l’Est » en 1965. Il fut également membre du groupe rock Aktual, et fut avec d’autres arrêté lors des manifestations qui eurent lieu lors de l’interdiction par le gouvernement tchèque d’un autre groupe rock, les Plastic People of the Universe, interdiction qui entraîna la publication de la Charte 77, mais ceci est une autre histoire. En marge de ses autres occupations artistiques, principalement constituées de happenings dans le style Fluxus – « se balader autour de Novy Svet », « adopter un chat », etc. – il commença dès 1963 à s’intéresser au potentiel créatif du disque. Ses premiers essais le virent timidement modifier la vitesse ou le sens de la reproduction, mais il se lança dès 1965 dans des expérimentations plus radicales : il se mit à détruire les disques. Par des méthodes diverses, en les brisant, en les perçant, en les peignant, en les reconstruisant à partir de fragments hétérogènes, il entama une série de performances et de compositions proposant une musique entièrement neuve, qu’il qualifie lui-même d’« inattendue, exaspérante et agressive ». Le disque restera pour lui un élément ambigu, à la frontière de plusieurs domaines, à la fois instrument de musique, œuvre plastique et musique lui-même, comme son et comme composition. En effet, comme ses compositions, en grande partie basées sur les réactions imprévisibles du disque à sa préparation, et à sa manipulation, étaient extrêmement aléatoires, et impossibles à noter fidèlement, Knizak en vint à considérer le disque comme sa propre partition, conservant encodés dans ses sillons son propre mode d’emploi, son propre langage et sa propre composition.

(Benoit Deuxant)


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KNIZAK, Milan
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