L’individu contextuel
Né en 1957 en Allemagne, Bernard Günter se construit au gré d’un parcours qui change de terrains, traverse différents champs symboliques, sonde des réalités et des techniques de soi différentes : premières expériences musicales précoces, à douze ans, avec la batterie puis la guitare électrique, se lance plus tard dans l’étude autodidacte de la composition contemporaine en fréquentant les bibliothèques de l’Ircam et du Centre Pompidou, se forme l’esprit et la sensibilité en assistant à des conférences de Boulez et des cours au Collège de France. Il explore l’univers technologique des ordinateurs comme milieu où inventer de nouvelles organologies musicales orientées autant vers l’inaudible que l’audible. Sa première réalisation significative est éditée en CD en 1993, Un peu de neige salie. Dans le courant des années 2000, il effectue un retour aux instruments acoustiques et à la musique improvisée, à des compositions mixtes. Ces passages d’une technique à l’autre, ces déplacements entre territoires, manières de penser et de faire la musique, fait la part belle aux frontières, aux interstices imperceptibles qui crépitent entre les langages musicaux, les objets et les organismes humains. Ces particules discrètes conductrices du son ont leur propre modulation musicale, discontinuités par où respire la musique et se déplacent les idées musicales. Ces zones infimes mais terriblement énergétiques où silence et bruit entrechoquent leurs germes, leur partage restant indécis, hésitent entre de multiples possibles bien plus riches que l’antinomie silence/bruit. Retour vers une trame primitive (première), magique et instable. Les quelques traits connus de la biographie de l’artiste conduisent à penser que c’est avec « ça » qu’il a voulu s’agencer et faire entendre certains stades musicaux des présences immatérielles et de l’électricité informationnelle brute, qui nous traversent, une sorte de langage présymbolique dans lequel nous baignons aujourd’hui et qui se répand d’un vaste ensemble d’outils, de machines, de technologies.
Comment ça s’écoute ?
Il n’est pas insensé de commencer par cette question qui introduit directement à la matérialité du son, de sa nature, et à la réalité des techniques d’écoute. Un peu de neige salie diffusé sur une installation standard, à volume moyen, dans une pièce habitée, où il faut tendre l’oreille vers les enceintes tout en regardant divers objets intérieurs ou extérieurs (fenêtre) et surtout entendre d’autres productions sonores, très proches (votre respiration) ou plus éloignées, robot ménager dans la pièce à côté, moteurs dans la rue, sillage bourdonnant d’avion dans le ciel, paroles de passants, va s’installer comme musique intermittente, trouée, en partie absorbée par les bruits hétérogènes. Musique absente. C’est un vide qui se rend audible. Un sifflement. Le passage rapide de quelques signaux aigus. Le surgissement perturbateur d’un tremblement très grave. Les bruits extérieurs ne donnent pas l’impression d’empêcher la musique supposée être enregistrée sur le CD et lue par l’appareil, c’est plutôt elle qui décoche des cellules qui viennent perturber les bruits extérieurs, en s’y collant, en les rattachant forcément à autre chose, à une autre trame cachée, à une organisation réticulaire secrète de tous les sons « aléatoires ». On palpe l’invisible du son. Le résultat va plus loin dans le dérangement si on écoute Un peu de neige salie, isolé dans son corps par des écouteurs bien enfoncés, en se déplaçant tant à l’intérieur qu’à l’extérieur dans des lieux publics. Difficile de distinguer entre l’extérieur et l’intérieur, le son objectif et subjectif, naturel et culturel. Quand, dans un deuxième temps, on va l’écouter au calme, concentré, à un volume plus élevé, on va se rendre compte que cette musique n’est pas du tout éparpillée en quelques signaux perdus dans le rien, elle a une forte permanence, et surtout elle absorbe, elle enveloppe et envahit complètement l’esprit et le corps. Charpentée tout en étant gazeuse, elle n’est pas dépourvue d’effets hypnotiques. Elle a une tension certaine, elle a un rythme, elle est parcourue de forces, elle est faite de millions de petits points vibrants qui se dispersent en tangentes louvoyantes.
Ce que l’on peut reconnaître dans cette musique
Une première analogie frappante : lorsque l’on se retrouve soudainement dans un lieu où le silence veut encore dire quelque chose (!), il subsiste au fond de l’oreille un léger brouillard, un grésillement, les « restes » microscopiques, concassés finement en bruine, de tous les bruits environnementaux. Un léger voile de sons fantômes ressemblant à un acouphène ténu. On se dit alors : « Ah oui, le silence absolu n’existe plus, le silence ordinaire, ça sonne ainsi, une sorte de trame élimée de tous les sons. Les miens, ceux des autres, passés, présents, futurs, ceux des machines… » C’est cela, la première teinte de cette musique. Et, comme la mince couche de neige immaculée sur laquelle tout le monde marche, elle se salit, s’amalgame à la boue, disparaît. Évidemment, ce que l’oreille entend est influencé par le titre qui se présente comme un programme : Un peu de neige salie. Le silence est l’écran permanent de la vie, couvert de neige. C’est ça. Aujourd’hui, nous sommes pris dans cette neige artificielle, un bombardement de particules technologiques audiovisuelles et numériques qui nous englue dans la neige télévisuelle. Une piste parmi d’autres pour entamer une narration personnalisée de l’écoute de ce genre de musique. Elle évoque aussi l’immanence des petites musiques électroniques, jamais au repos, qui hantent nos imaginaires à notre insu, nous relient au peuple innombrable des objets robotiques, aux ethnies machiniques, à ces milliards de machines qui ne cessent jamais d’émettre des ondes, d’en recevoir, toujours sous tension. Un peu de neige salie évoque ce crépuscule des machines électroniques qui bourdonnent comme des hommes et des bêtes bougonnant et parlant dans leurs rêves. Des batteries d’appareils qui disjonctent, profitent de leurs pannes pour crépiter et siffler librement, s’humanisent en quelque sorte et échappent au contrôle de l’homme en tombant en panne.
Variations
Sous une apparence uniforme, tous les morceaux sont différents et installent des possibilités narratives plurielles. En partie parce que Bernard Günter, à partir d’outils informatiques réputés engendrer des sons « froids », « neutres », sans relief, crée des matériaux sonores très palpables, au grain prononcé, tactile, organique. Cet environnement amniotique de microcraquements ne cesse de changer de « couleur », de climat, comme un infini synaptique agité de connexions et déconnexions dont les effets peuvent être sombres ou lumineux, traverser et mélanger tous les affects, excitant des parages heureux ou dépressifs. C’est la trame essentielle, un flux de poussières magnétiques dans lequel des motifs se forment et se décomposent lentement. Des déclics cérébraux et des palpitations de membranes. Des rumeurs d’orage. Des respirations d’organismes cyborg. Des ballets silencieux de membres mécaniques. Des lambeaux de chorales galactiques. Des ondes parasites à haute fréquence. Des météorites techno aux beats rachitiques. Les frontières entre animalité, humanité et machines s’estompent.
Le temps
Il faut s’exposer longtemps à ces grouillements soniques arrangés pour en ressentir les histoires fantastiques et reconnaître que, au-delà du fait d’aimer ou ne pas aimer, « on a à voir avec ça » ! On peut aussi entendre les créations de Bernard Günter comme des environnements dématérialisés, fantomatiques où il installe des configurations géométriques, des interventions plastiques à même la circulation des codes sonores. On dirait alors que, considérant la grande neige télévisuelle comme toile de fond de tous les cerveaux – notre grand paysage mental – il y implante des sculptures, des signes, des courbes, des accumulations de signaux en spirale, il y développe une sorte de land art discret pour paysage sonore électronique. (Cf. son attachement à Richard Long, plus perceptible dans « Détail agrandi ».)
(Pierre Hemptinne)