Bob OSTERTAG


Bob Ostertag (Albuquerque, Nouveau-Mexique, 1957) se définit comme compositeur, musicien, historien, créateur d’instruments de musique, militant, journaliste et moniteur de kayak. C’est dans la convergence de ces savoir-faire différents impliquant l’artistique et les sciences humaines, le conceptuel et ce que sait la main, l’activisme politique et le recul historique, le savant et le bricolage, l’engagement sportif et l’échappée poétique que Bob Ostertag fabrique de la musique. En 1972, il entame des études musicales vaguement orientées vers une formation de chef d’orchestre. Il touche un peu à tous les instruments – ce qui lui servira bien, plus tard, quand il entreprendra de réécrire par sampling la musique de divers solistes – et initie déjà un premier groupe expérimental. En 1976, il crée sa première formation officielle, Fall Mountain, il tourne avec Anthony Braxton en 1978-1979. Il devient, au même titre que John Zorn, membre actif d’une nouvelle scène new-yorkaise turbulente. C’est un creuset bouillonnant qui entend intégrer dans la musique l’innovation et le détournement des nouvelles technologies, la pression de la vitesse, le sentiment d’urgence d’une société malade, la fragmentation des savoirs, une nouvelle manière de traiter les héritages culturels, de décloisonner les genres en connectant de nouvelles esthétiques aux combats politiques de la société américaine, gay, sida, minorités, militarisme, impérialisme, etc.

De 1982 à 1988, Bob Ostertag s’investit dans un vrai travail de fond sur la politique états-unienne en Amérique centrale : voyages, rencontres sur le terrain, reportages, il devient un journaliste spécialisé de ces questions et intervient comme conférencier dans plusieurs universités. C’est dans la prolongation de cet engagement qu’il réalise et édite en 1991 la composition « Sooner or Later » inscrite dans un projet que l’artiste entend consacrer aux états de détresse, de colère et de joie.

Le contexte

Une dictature fascisante a dirigé le Salvador de 1931 jusqu’à l’éclatement d’une guerre civile au début des années 1980 qui devait causer la mort de 100 000 Salvadoriens. La répression conduite par la Force armée salvadorienne et les escadrons de la mort est soutenue par les États-Unis qui fournissent les armes et les méthodes d’interrogatoire. Les mouvements de guérilla se rassemblent sous l’intitulé « Front de libération nationale Farabundo Marti » et obtiennent un retour progressif à la démocratie. La fin de la guerre civile est célébrée en 1992 mais depuis lors le Salvador est loin d’avoir digéré et effacé toutes les plaies de cette période de désordre. La population reste pauvre et la société secouée de mouvements violents.

La musique

C’est un enregistrement de terrain hyperréaliste, redoutable dramaturgie d’une quarantaine de secondes. Un court métrage sonore très condensé, ramassé comme une mine à retardement. L’œuvre complète dure vingt-neuf minutes et douze secondes. C’est dire si la séquence originelle est travaillée, montrée sous toutes ses facettes, son horreur et le traumatisme qu’elle inflige passés au scanner. Mais d’abord elle nous est jetée à la figure, brute de décoffrage. Elle a une manière de surgir très particulière, venue de nulle part, de partout. On marche dessus et elle nous saute à la figure, une frontière invisible a été franchie. Voici la scène : un gosse enterre son père, victime de la guerre civile, exécuté par l’armée. Il raconte qui était son père, comment ils l’ont abattu. La voix hors d’elle, bouleversée, les sanglots, les larmes reniflées entre détresse et révolte, les coups de pelle, les pelletées de terre, les mouches. Silence, rideau. Peut-on faire de la musique avec ça ? Bob Ostertag réussit la gageure en tout cas d’appliquer à ce thème un développement musical par ordinateur qui ne s’égare jamais dans le gratuit et porte témoignage de bout en bout à charge de ceux qui infligent l’inacceptable. La tension ne retombe jamais. Après le premier trou silencieux, pas un simple silence mais plutôt l’absence expressive, un vide plastique angoissant correspondant à ce qui ne peut se nommer, du rien d’où peut resurgir sans prévenir l’onde de choc suivante, l’artiste commence à travailler certains détails, transforme le sanglot en leitmotiv cinglant dans la nuit d’encre, le métamorphosant quelquefois en nuées déchirantes, chancelantes. Les coups entre le métal et la terre, poussière remuée, forgent une arythmie turbulente, déboussolante, remuant le lieu même où se cache la possibilité humaine du mal. Le chant des pleurs est fait de mots qui s’immolent par le feu et s’envolent en vrille. La manière de hacher, démembrer et monter ce chant par petits bouts, de le masquer puis de le faire revenir des ténèbres fait que l’on ne s’y habitue jamais. L’insoutenable ne s’émousse pas.

Voilà, ce témoignage par la musique a vocation d’empêcher, par élaboration d’une esthétique de combat, la banalisation de la violence contenue dans ces images, la musique en fait un mouvement perpétuel. Comme le cinéaste avec une caméra, le musicien avec son ordinateur tourne autour des sons pour les montrer dans leur relief, avec toutes leurs ombres et la complexité de leurs profils. Il faut entendre ce point crucial où le gosse est sur le point de perdre son souffle, où sa respiration s’affole, incapable de rester au-dessus du flot de douleur, devient un formidable chœur animal ahané, révélation de toute l’ampleur de la tragédie et en même temps émergence d’une force qui vient le soutenir. Lyrisme tragique torpillé, cassé avant de trouver la lumière, déséquilibré, revenant toujours au fait brutal. Salve de coups, envol de fantômes, clameurs d’enfer répétées. Silence. Retour au bord de la tombe. Petite musique de vie brisée au milieu des mouches. La transformation par logiciels des sons originaux – du témoignage proprement dit – imagine comment les sons de cette scène affectent le cerveau et ruinent le cœur du fils fossoyeur, y tracent la géographie indélébile du traumatisme, chancre noise virulent et multiforme, atmosphères de signaux sonores étranges, rituels funèbres hypnotiques où se perdre, aiguisant le désir de ne pas survivre à ce qui advient, insurmontable. Le compositeur glisse par là dans son œuvre les formes cauchemardesques que l’enregistrement de la scène originelle engendre en lui et probablement en tout cerveau normalement constitué. Par là s’exprime l’empathie élémentaire du témoin pour la victime dont il devient le porte-voix.

(Pierre Hemptinne)


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OSTERTAG, Bob
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