Peter BRÖTZMANN/HAN BENNINK


Qui a déjà eu l’occasion de voir en concert le batteur free jazz amstellodamois Han Bennink (1942) a sans doute remarqué qu’assez vite au cours du set, son instrument semble ne plus tout à fait lui convenir. Parfois, il s’en tire par la réduction et une certaine austérité (en termes de matériel utilisé plus que de musique jouée) comme lors de ce solo pour caisse claire, sifflet et claquements de joues donné, devant un public mort de rire, au milieu du théâtre en plein air de Jimma en Éthiopie en avril 2004. Mais, le plus souvent, le mouvement est centrifuge et expansif. Le musicien se lève, quitte sa batterie, pousse bruyamment des chaises sur le sol, tape sur le plancher de la scène, s’attaque aux murs de la salle… Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour sentir que, logiquement, l’étape suivante serait de sortir du bâtiment, suivi ou non par le public, pour aller titiller de ses baguettes réverbères, bancs, maisons, voitures, arbres, rochers… Han Bennink semble rêver d’une batterie à l’échelle du monde.

Au moins un disque garde une trace d’une belle concrétisation de cet élan utopiste : Schwarzwaldfahrt, enregistré en 1977 avec le saxophoniste allemand Peter Brötzmann (1941), fidèle comparse avec lequel Han Bennink avait déjà enregistré plus de dix disques entre 1967 et 1977 (en trio, en quartet, en octet… et en encore plus grande formation avec le Globe Unity Orchestra – sans oublier un double quarante-cinq tours, également marqué de l’esprit d’utopie, qui, en 1972, documente une expérience d’atelier de free jazz avec des enfants). Du 9 au 11 mai 1977, les deux amis partent donc, munis d’un enregistreur à bandes Stellavox, se balader en Forêt noire et jouer de la musique dans la nature (ou sur la ligne de démarcation entre celle-ci et une intervention radicale du « génie » de l’homme dans le paysage : au bord du bassin du barrage de Schwarzenbach). Plus que de jouer au milieu de la nature, il s’agira plutôt de jouer avec elle – ou contre elle. Ce qui donne des notes de pochette qui, particulièrement par les six derniers mots de l’énumération, me touchent beaucoup : « On this record the musicians are playing : E-flat clarinet, B-flat clarinet, bass-clarinet, soprano saxophone, alto saxophone, birdcalls, viola, banjo, cymbals, wood, trees, sand, land, water, air. » Brötzmann joue des appeaux, des oiseaux lui répondent – sans que le chasseur de sons ne leur tire dessus ; Bennink tape sur des troncs, fend l’air avec des branches, fait des ricochets avec des galets à la surface de l’eau. Les deux musiciens peuvent d’abord être vus comme des enfants qui jouent et explorent, de manière tactile et sonore, le monde qu’ils découvrent autour d’eux. Mais aussi comme deux divinités fantasques de la forêt qui font vibrer trois des quatre éléments fondamentaux (l’eau, la terre, l’air) qui, depuis au moins vingt-cinq siècles (Empédocle, au Ve siècle avant notre ère), modèlent en Occident la représentation symbolique de l’univers qui nous entoure. Jouer de ces éléments, les assembler et les faire sonner à sa guise, c’est déjà – même métaphoriquement et à toute petite échelle – une cosmogonie.

(Philippe Delvosalle)


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BRÖTZMANN/HAN BENNINK, Peter
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