Il Fiore Della Bocca, les fleurs de la bouche. Un disque controversé, qui pose une fois de plus la question des limites de l’esthétique. Un disque cruel parfois, très beau souvent. Commençons par une description sommaire du projet : Alessandro Bosetti a réalisé, à la demande de DeutschlandRadio Kultur, un programme de création radiophonique basé sur des interviews, des rencontres et des prises de sons de malades mentaux ainsi que d’handicapés physiques souffrant de troubles du langage (patients atteint d’aphasie, d’hémiplégie, dépourvus de larynx, etc.). Il leur a fait entendre un choix de pièces musicales puis a enregistré leurs réactions. Il a ensuite composé une série de pièces courtes où les voix et les sons obtenus sont réorganisés, se répondent, sont confrontés à un traitement électro-acoustique de mise en place sonore et de remodulation, qui transforme progressivement, tout au long du disque (et de l’installation sonore qui en est issue), les expressions brutes en expressions esthétisées, musicalisées, presque chantantes.
Ces voix qui ne parviennent pas à sortir de la gorge, ces discours bafouillés, trébuchants, arrachés à un corps rétif, ou bien tributaire d’un esprit qui « ne suit pas », qui ne permet que quelques mots à la fois, au ralenti, avec une patience infinie, sont métamorphosées en une série de pièces musicales, plutôt que vocales, où le rythme étrange, « anormal », de ces discours est respecté, mais amplifié par la répétition, par la superposition de plusieurs voix, par la confrontation avec le traitement électronique, jusqu’à devenir bizarrement mélodiques, bizarrement « belles ». Ces voix qui au départ sont dérangeantes, perturbantes (on se prend quelquefois, avec une certaine culpabilité, à douter de leur humanité), se transforment en éclats sonores, en fragments de son brut, points de départ de la composition. Partant d’une première plage utilisant la voix non traitée d’une patiente, le disque évolue vers des plages où l’intervention de Bosetti est de plus en plus sensible, où le sujet, tout en restant respectueusement « documentaire », devient de plus en plus musical. On ne peut s’empêcher de se demander néanmoins où s’arrête l’art et où commence l’exploitation. Même si on accordera à Bosetti les meilleures intentions du monde, et la certitude d’un grand respect pour toutes ces personnes qu’il a visitées sur une période de plusieurs années, on peut se poser des questions allant du bon goût de certaines pièces (une interrogation qui souligne surtout notre malaise à nous, les auditeurs, face à ces voix), au fait de ne pas savoir si les personnes enregistrées sont conscientes de l’usage (de l’instrumentalisation, pourrait-on dire) qui est fait de leur voix. Une grande partie de ces questions sont sans réponse, laissant planer une certaine ambiguïté sur le propos du disque.
Il faut alors se souvenir de son origine première dans la création radiophonique, un genre qui s’apparente autant à la musique (avec une filiation directe avec la musique concrète de Pierre Schaeffer et les studios de l’INA-GRM) qu’au reportage plus traditionnel. Cette forme de création, un peu entre deux eaux, ne possède toutefois pas les mêmes critères esthétiques que la « simple » musique. Une pièce radiophonique ne vise pas forcément le « beau ». Et surtout, l’esthétisation du sujet ne remet pas forcément le propos en question, comme un film trop beau sur un sujet trop grave pourrait le faire. Dans le cas particulier de ce disque, néanmoins, cette esthétisation fait partie du propos. Une question centrale du projet étant le défi posé par Bosetti à l’auditeur d’accepter ces voix, puis de les trouver belles. (Benoit Deuxant)