À Vienne, à l’articulation des XIXe et XXe siècles, la rigueur des codes de bonne conduite de l’aristocratie catholique austro-hongroise craque de toutes parts. Le corset moral n’arrive plus à étouffer les pulsions des corps. L’ordre social se désagrège. Un peu plus tard, en 1919, après la boucherie de la Première Guerre mondiale, le démembrement de l’Empire des Habsbourg et l’octroi, tout récent, du droit de vote aux citoyens adultes des deux sexes, la ville répondra plutôt fièrement, jusqu’en 1934, au surnom de « Vienne la rouge ». Mais bien avant 1919, et même avant 1914, dans le domaine des arts et de la pensée, un déluge d’énergies créatrices jusque-là cadenassées avait déjà explosé au grand jour. Freud inventait la psychanalyse ; Hauer, Schönberg, Berg et Webern bousculaient les conventions tonales de la musique classique ; Klimt, Schiele et Kokoschka faisaient sécession dans leur manière de dessiner et de peindre (en particulier les corps, qu’il s’agisse de portraits qui ne cachaient plus les tourments de l’âme ou de nus qui palpitaient de l’énergie du désir) ; l’architecte Loos publiait son cinglant pamphlet Ornement et crime (1908).
Mais en février 1934, après cinq jours de combats violents entre forces progressistes et conservatrices (parfois appelés « guerre civile autrichienne »), le bourgmestre socialiste de Vienne est contraint de démissionner. Quatre ans plus tard, le 11 mars 1938, le Parti national-socialiste autrichien prépare, par un coup d’État, l’Anschluss, c’est-à-dire l’annexion pure et simple du pays au Troisième Reich. Dès le lendemain, la Wehrmacht entre, sans la moindre résistance, sous les « Heil Hitler ! » et les fleurs (d’où le surnom de Blumenkrieg) sur le territoire autrichien. Le 15 mars, ce sont 250 000 personnes qui acclament Hitler sur la Heldenplatz de Vienne.
Dans les années 1950 et au début des années 1960, la vie politique et culturelle autrichienne est « marquée par un processus de refoulement collectif de l’expérience nazie » (Peter Tscherkassky, in L’Avant-garde autrichienne au cinéma). Jouant d’un prétendu statut de victime (le vent a tourné avec la défaite du Reich et l’abandon ô combien consentant de mars 1938 est désormais présenté comme un viol par le grand-frère allemand), l’Autriche n’ira pas très loin dans son processus de dénazification. En 1948, un demi-million de personnes inculpées de « faits mineurs » sont amnistiées (alors qu’une cinquantaine d’années plus tard, Kurt Waldheim, président du pays de 1986 à 1992, allait s’avérer avoir été haut gradé d’une unité militaire tristement connue pour ses nombreux crimes de guerre sur le front de l’Est). C’est en réaction exacerbée à ce climat conservateur, à nouveau plombé de vieilles valeurs théocratiques, qu’en 1964 une poignée d’artistes (Günter Brus, Otto Muehl – lui-même ancien de la Wehrmacht, il ne faut pas le taire –, Hermann Nitch et Rudolf Schwarzkogler) fondent le mouvement du Wiener Aktionismus. D’une furieuse radicalité provocatrice, ceux-ci vont transgresser presque tous les tabous en mettant le corps (le leur et celui de leurs assistantes et assistants) au centre de leurs actions et en lui faisant subir les pires outrages – encourant régulièrement des arrestations par la police et parfois des condamnations judiciaires. Peintres ou ex-peintres pour la plupart d’entre eux, ils transforment le corps en support (en réceptacle, en cible, en exutoire, etc.) tout en élargissant le champ de la matière-peinture, qui se voit pulvérisée, déversée ou bombardée dessus, aux œufs, aux plumes, aux clous, au sang, à la pisse, à la merde, etc.
Dans le même temps, à partir du milieu des années 1950, des cinéastes comme Peter Kubelka, Ferry Radax ou Kurt Kren tournent leurs premiers films et inaugurent la richissime histoire d’un cinéma expérimental autrichien toujours actif aujourd’hui et qui n’a, depuis longtemps, rien à envier aux pans correspondants du cinéma underground américain ou français. Dès 1964, Muehl demande à Kren de filmer les performances actionnistes (soit publiques, soit des versions rejouées spécialement en vue des tournages). Kren accepte à condition d’avoir la totale maîtrise de l’aspect cinématographique de l’entreprise. Lorsqu’il filme 6/64 : Mama und Papa, il s’agit du premier happening actionniste auquel il assiste. Au défoulement sauvage de la souillure rituelle d’un corps consentant, Kren applique le même type de grille mathématique (métrique) de détermination de la longueur des plans que lorsque jusque-là il filmait un arbre, un mur, une fenêtre ou une photo dans un livre. Pour prendre un exemple simple, dans 2/60 : 48 Köpfe aus dem Szondi-Test (film non encore actionniste mais touchant déjà au corps vu qu’il se base sur les 48 portraits photographiques qui composent un test psychologique des années 1930), Kurt Kren que Tscherkassky a depuis lors surnommé « Lord of the Frames » (le Seigneur des photogrammes) applique la suite de Fibonacci où chaque nombre entier est la somme des deux nombres qui le précèdent (1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, etc. – chez Kren, ces nombres correspondant à la longueur des différents plans, en nombre de photogrammes).
Pour revenir à 6/64 : Mama und Papa, même si la suite mathématique utilisée ici n’est pas strictement « fibonaccienne », une forte tension est créée entre le chaos de la performance et l’implacable rigueur métrique de sa mise en images. Tout comme le caractère strictement silencieux de tous ses films actionnistes contraste lui aussi avec la furie gestuelle visible à l’image. Pour d’autres films actionnistes comme 9/64 : O Tannenbaum, n’ayant qu’une bobine de pellicule à sa disposition, Kren choisira de filmer la performance image par image en montant son film à l’intuition, « dans la caméra » au moment du tournage. Mais, dans les deux cas, vu la brièveté de certains plans (et l’écourtement de la durée totale de plusieurs dizaines de minutes de performances à quelques minutes de film), le spectateur ne sait régulièrement pas exactement ce qu’il voit, ne voit pas ou croit avoir vu (même si, globalement, il reste très clair que c’est sale, violent et transgressif !). Mais, décontenancés par les films de Kren, Muehl et Brus qui s’attendaient à des captations beaucoup plus documentaires de leurs actions finiront par acheter une caméra pour filmer eux-mêmes leurs propres performances.
N’empêche que le parti pris de Kurt Kren d’ajouter une couche de radicalité cinématographique à la radicalité physique et symbolique présente dès le début dans les actions de Muehl et Brus peut tout à fait se défendre. À la vision de ses courts métrages, on prend en tout cas très bien conscience du fait qu’au-delà de la bannière (en haillons maculés) de l’actionnisme qui les rassemblait, Muehl et Brus évoluaient dans des registres assez différents. À l’énergie libératrice et presque joyeuse des actions dadaïstes de Muehl, que Kren filme toujours en couleurs, correspond la face beaucoup plus sombre (toujours en noir et blanc dans les films du cinéaste), inquiète et inquiétante, des rituels expressionnistes de Brus. Comme dans 10/65 : Selbstverstümmelung (traduisez par Automutilation) où son corps rendu totalement informe par la quantité de matière qui s’est déversée sur lui, devenu une sorte d’homme-pâte ou d’homme-boue qui se fond avec le sol sur lequel il rampe, est confronté à une série d’objets métalliques menaçants (ciseaux, tire-bouchons, tisonniers, lames de rasoirs, etc.) qui pourraient être issus d’une salle d’opération – ou de torture. D’une salle de torture nazie, par exemple.
(Philippe Delvosalle)