« Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814
Dans un entrepôt banal, rempli d’objets banals, un événement insignifiant va pourtant déclencher une série d’autres événements. Pendant trente minutes ce hangar inoffensif et anodin va être le théâtre d’une cascade de péripéties étranges. Rien de bien grave, cela dit, et même les plus inattendues, les plus dangereuses en apparence, vont simplement produire l’étape suivante, l’enchaînement. Des explosions, des effondrements, des débuts d’incendie, certes, mais tout cela restera sous contrôle. Nous sommes en Suisse, après tout. Der Lauf der Dinge, le titre de cette vidéo, c’est « le cours des choses ». On pourrait déjà beaucoup dire sur le choix de ce titre. Avant tout, c’est la faute des choses, personne n’a amorcé le premier événement, qui a produit tous les autres. Du moins nous n’avons vu personne. D’ailleurs on ne verra pas un être humain pendant ces trente minutes. Tout est parti d’un sac-poubelle qui bouscula un pneu. Tout était simplement là, comme si le plus pur des hasards avait jeté ces objets là, agencé dans un ordre arbitraire, mais qui allait fatalement relier tous ces objets entre eux, et les mener à leur destin d’objets. Le cours des choses, c’est aussi ça, ce fatalisme encore, le cours des choses quand on les laisse seules trop longtemps, c’est ça. Il y a quelque chose de déterministe dans cette suite de coïncidences bizarres. Tout semble se dérouler comme prévu, tous les éléments s’enchaînent comme par miracle, comme si un ordre transcendant assurait la réussite de l’opération. On pourrait y voir une illustration littérale de l’effet domino ou une évocation de l’effet papillon.
Car, bien sûr, c’est avant tout une impression d’évidence, de nécessité, qui ressort de tout ça. Ce fouillis indiscipliné prend dès qu’il se met en mouvement des allures de système laplacien, où, comme dans la théorie du chaos, une logique interne est à l’œuvre. Un désordre apparent peut alors engendrer de l’ordre, comme à l’inverse une situation en apparence stable, équilibrée, peut se transformer en agitation anarchique. Le principe est avant tout par définition sensible aux conditions initiales, et on peut trouver dans la situation la plus paisible les germes des cataclysmes à venir. C’est l’effet papillon du météorologue Edward Lorenz selon lequel « le simple battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut déclencher une tornade au Texas ». On le voit, la question importante est de pouvoir prédire la suite des événements, le cours des choses. Dans leur film, les deux réalisateurs Peter Fischli et David Weiss jouent constamment de cette alternance entre ce qui est prévisible et ce qui ne l’est pas. Si les méthodes d’action qui conditionnent la chaîne d’événements sont très variées – physiques, chimiques, balistiques –, la plupart sont extrêmement simples, et ceux-ci seraient presque décevants si le spectateur, de son côté, ne jouait pas lui aussi le jeu. Comme une prophétie depuis longtemps révélée, on voit ce qui va arriver, et on attend seulement la confirmation que cela va bien se dérouler comme annoncé. Ce balancier qui menace un équilibre fragile, cette mousse inflammable qui se dirige vers cette flamme, tout cela devait arriver. On se laisse parfois étonner, car le dispositif est souvent ingénieux, mais on n’est jamais vraiment surpris. On peut même dans certains cas voir les traces sur le sol des essais précédents. Et pourtant on regarde sans broncher ce film dans son entièreté, parce que, quand même, on veut vérifier de ses propres yeux. Selon la typologie de Bertolt Brecht, on est ici en plein théâtre épique, où contrairement à la forme dramatique, l’intérêt du spectateur est attiré par le déroulement et non par le dénouement. On a beau savoir à l’avance ce qui va se passer, et presque comment ça va finir, on doit en faire soi-même l’expérience. Comme si le scepticisme s’alliait à son contraire, la fameuse « suspension temporaire de l’incrédulité » que nécessite tout spectacle de fiction.
On a beaucoup cherché par exemple à savoir si ce film avait été tourné en un seul plan-séquence, tel qu’une chute de dominos devrait l’être, et on a dit avoir repéré les éventuelles tricheries. Il y a bien sûr un travail de montage, visible immédiatement aux raccourcis temporels qui ponctuent l’action. Les phases les plus lentes, notamment les réactions chimiques, sont résumées, et une ellipse nous emmène illico au résultat du processus. Le montage s’assure aussi que chaque événement soit bien visible. Chaque élément est filmé en son temps, et malgré l’illusion de continuité, une série de zooms, de recadrages, renforce la clarté des séquences. Mais malgré ce montage le film reste infiniment lo-fi, aucun décor, aucun artifice, aucune musique ne vient déconcentrer le spectateur de l’action principale. Le film est brut, sans ornement, tout au service de l’effet burlesque de cette succession de rebondissements.
Car il faut enfin insister sur le comique déconcertant de ce film, et le malin plaisir que ces auteurs ont eu à débaucher ces objets de leur comportement normal. Il faut ainsi rappeler leurs précédents travaux de sculpture, à base d’objets détournés, chaises, pneus, outils, mais aussi saucisses et charcuterie. Comme dans ce film, ces objets étaient placés dans des situations inaccoutumées, saugrenues, souvent dans un équilibre instable, prêts à s’effondrer à tout moment. Fischli et Weiss ont envisagé ce film comme la suite logique de ces sculptures, comme ce qui devait arriver dès que cet équilibre serait perturbé. Pour eux : « Il y a aussi le plaisir de l’abus. […] Une grande part du comique de ce film tient dans ce contre-usage (des objets). Ici également, les objets sont libérés de leur destination principale, de leur fonction première. Peut-être que cela peut devenir quelque chose de beau. Si vous vous identifiez à ces objets, cela a même un pouvoir libérateur » (Entretien avec Beate Söntgen, Fischli and Weiss, Phaidon).
(Benoit Deuxant)