Valie EXPORT

  • 3 EXPERIMENTAL SHORT FILMS - VALIE EXPORT - DVD (TW2101)

Même si l’on triche un peu, par le principe même du prélèvement de l’échantillon, lorsqu’on parcourt la liste des œuvres (performances, photos, vidéos, installations, etc.) de l’artiste Valie Export et qu’on y tombe sur des titres comme Genitalpanik, Body Sign Action, Menstruation, Körperkonfigurationen ou Tapp-und-Tast Kino [Cinéma du toucher et de la palpation] il est vite assez clair que le corps, le corps féminin en particulier, occupe une part très importante dans sa démarche créative – là où la pensée rejoint l’action.

Waltraud Lehner naît à Linz, en Autriche, en 1940. Apparemment, après un début d’études secondaires chez les bonnes sœurs, de quinze à dix-huit ans elle suit les cours de l’École des Arts et Métiers de sa ville natale. Parallèlement, elle réalise ses premiers autoportraits avant de partir, à l’âge de dix-huit ans, poursuivre ses études dans la section design au Höhere Bundes-Lehr- und Versuchsanstalt für Textilindustrie de Vienne – à une époque où les actionnistes (ses aînés Günter Brus, Otto Muehl et consorts) y défraient la chronique par leurs performances corporelles dégoulinantes et provocatrices (Cf. aussi dans Archipel, l’article sur les Action Films de Kurt Kren). En 1967, s’inspirant d’une marque de cigarettes des classes populaires, Waltraud s’affranchit de son patronyme et change son nom en Valie Export. De cette époque à aujourd’hui, un logo très dépouillé, de forme elliptique avec juste les mots VALIE EXPORT, en capitales, vient souligner l’analogie de cette signature avec un cachet de marque commerciale.

Dès 1966, proche d’autres artistes comme Ernst Schmidt Jr., Hans Scheugel et surtout Peter Weibel, elle commence à explorer le champ de l’ Expanded cinema, cette remise en question du dispositif habituel du septième art (spectateurs passifs assis dans une salle, projection d’images sur un écran). Peter Weibel tire par exemple des fusées de feu d’artifice à travers un écran de papier aluminium vers un public qui, paniqué, s’enfuit. Très logiquement, le « film » se nomme Exit ! Toujours en 1967, Export et Weibel présentent Cutting, un expanded film en cinq parties : une image de façade est projetée sur un écran, les fenêtres y sont découpées dans le tissu, puis, en hommage au théoricien de la communication Marshall McLuhan, les lettres formant les mots « The content of the writing is the… » sont elles aussi détachées de l’écran, le dernier mot de la phrase inachevée (« …speech ») étant quant à lui, logiquement, déclamé par Valie Export. Enfin, une bande de peau est rasée sur le torse velu d’un homme sur lequel est projetée l’image, la performance se finissant par une fellation. En 1968, l’artiste propose sa performance sans doute la plus connue (notamment par quelques photos reproduites à profusion) : Tast-und-Tapp-Kino. Se promenant dans l’espace public ou semi-public (la rue, les abords immédiats de festivals de cinéma), le torse nu inséré dans une boîte en bois qui laisse passer sa tête et ses bras et qui est fermée à l’avant par un rideau, elle propose à des passants d’avancer les mains dans sa petite salle de cinéma portative et de lui toucher les seins. Le cinéma devient tactile, le film intrinsèquement féminin (tel quel, il ne peut être réalisé que par une femme) et l’acte sensuel sort du cadre intime pour se trouver projeté au milieu d’une foule. Le voyeur peut toucher, mais au vu de tous – et, ce faisant, se défait de son statut de voyeur. En 1969, pour Aktionhose/Genitalpanik [Pantalon d’action/Panique génitale], coiffée d’une impressionnante crinière de lionne, pré-punk et post-Black Panthers, une mitrailleuse en mains, en véritable guerilla girl elle investit une salle de cinéma et vêtue d’un pantalon à l’entrejambe découpé, elle promène son sexe à hauteur de regard des spectateurs assis. En 1970, avec Body Sign Action, « œuvre qui vivra aussi longtemps que l’artiste », elle questionne les codes de l’érotisme, presque toujours créés par l’homme, et acceptés ou non par la femme, en se faisant tatouer une attache de porte-jarretelles au haut de la cuisse gauche. « Let women speak so they can find themselves, this is what I ask for in order to achieve a self-defined image of ourselves and thus a different view of the social function of women. » (« Women’s Art : A Manifesto », Vienne 1972)

Dans ses deux courts métrages de 1973, Valie Export reprend la thématique du corps et de l’image du corps de la femme sur laquelle elle avait déjà beaucoup travaillé lors de ses happenings, mais en tenant compte des spécificités du cinéma. Mann & Frau & Animal est une sorte de triptyque sur le vagin et ses rapports à trois éléments : l’eau (masturbation au jet de pommeau de douche), le sang (représentation symbolique des règles) et le sperme (fécondation, fertilité). Le film est à la fois très naturel, très frontal (on ne peut pas ne pas penser à L’Origine du monde de Courbet ; et en même temps, nous ne voyons qu’un sexe de femme parmi les milliards de sexes de femmes qui ont eu, à peu de choses près, cet aspect-là depuis que l’_Homo sapiens_ – ou la Femina sapiens – peuple la Terre) et distancié ( L’Origine du monde selon Valie Export se retrouve à un moment dans le bac de révélateur d’un labo de photographe, mise en abyme en tant qu’image dans une autre image). Dans presque tout son travail des années 1970, Valie Export fait plus que montrer, « elle montre l’acte de montrer » (Daniela Deinhammer, in Tausend Augen). Présenté la même année, …Remote…Remote… est un film très impressionnant. Il s’agit cette fois d’une sorte de rituel corporel autour du sang et du lait. Valie Export, habillée en jean et en pull, est assise sur une chaise devant une vieille photo représentant deux enfants. Elle tient entre ses cuisses un large bol, un saladier en verre, rempli de lait. Des sons de gouttes ponctuent la bande-son. Puis, au bout d’un certain temps, elle se met à couper ses envies (ces petits filets de peau autour des ongles) au moyen d’un cutter. Les premières gouttes de sang tombent dans le bol de lait. Puis, là où dans la vie courante, cet acte de soin et d’hygiène prendrait fin, Valie Export continue à se découper la peau. À l’échelle de quelques cm² et d’une caméra en position de macrophotographie, cela tourne à la vraie boucherie ! La position du spectateur devient pour le moins inconfortable. Pour beaucoup, cela devient presque irregardable – et même plus pénible à regarder que les performances actionnistes de Muehl filmées par Kren ou que Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper tourné presque la même année. Chez Valie Export, l’horreur ne vient pas de la quantité de fausse hémoglobine déversée mais presque de l’inverse : de la retenue et de la lenteur, reconnaissant ainsi au cinéma une de ses caractéristiques fondamentales, celle d’un média du temps qui s’écoule.

Il ne faudrait cependant pas limiter le survol de l’œuvre de Valie Export à ses plus spectaculaires et transgressives approches du corps (fellation, masturbation, automutilation, gros plans vaginaux et sang menstruel). Si elle a un jour déclaré : « J’avais à rentrer dans les choses pour les faire sortir. En refusant d’être provocatrice, je n’aurais pas pu rendre visible ce que je voulais montrer », elle a aussi traité du corps sous d’autres angles que celui de la sexualité et même d’autres sujets tels que la ville, l’architecture et les paysages urbains. Sa particulièrement belle série photographique des Körperkonfigurationen font dialoguer sa silhouette et la majestueuse et grandiloquente architecture institutionnelle de la Vienne impériale. Blottie le long des arêtes entre plans horizontaux et verticaux, pliée dans les coins, arc-boutée sur les balustrades ou épousant les courbes de la pierre, on ne sait pas très bien si c’est l’architecture qui révèle son corps ou l’inverse. Son très intéressant long métrage Unsichtbare Gegner [Adversaires invisibles] (1976) donne à voir, reliées entre elles par un fil narratif entre science-fiction et autofiction, quelques-unes de ses œuvres (à la fois radicales, inventives, modestes et subtiles) en train de voir le jour, en plein processus de création. Là où la pensée rejoint l’action.

(Philippe Delvosalle)


(11) MEDIAQUEST

Îlots: Corps (également relié aux ilots Recyclage, Témoins )

Glossaire: Mise en scène du corps, body art

Artists

EXPORT, Valie
0