Georges PEREC

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En 1969, quatre ans après la publication remarquée de son premier roman Les Choses. Une histoire des années soixante (Julliard, 1965), consacré à un couple d’enquêteurs pour des sondages et enquêtes d’opinion, dans lequel la description minutieuse des objets courants de la société de consommation prend le pas sur la psychologie des personnages, George Perec (Paris, 1936-Ivry, 1982), qui gagne encore sa vie comme documentaliste au Centre national de la recherche scientifique, se lance dans un ambitieux projet de description de lieux, régi par un protocole strict.

Il s’agit de choisir douze lieux-clés de sa vie à Paris (« des endroits où m’étaient arrivées des choses précises »), comme par exemple la rue Vilin à Belleville où il vécut comme petit garçon juif les cinq premières années de sa vie, jusqu’à ce que sa mère, pour le sauver de la déportation, l’envoie sous un nom francisé, via un train de la Croix-Rouge, en France dite « libre ». Perec imagine visiter chaque mois un de ces douze lieux parisiens et de le faire pendant douze ans, en permutant l’ordre chronologique des visites, de manière à ne jamais se rendre deux fois au même endroit au cours du même mois de l’année. À chaque fois, il s’agira de « promener [son] regard », de s’installer dans la rue ou dans un café et de coucher sur le papier une description « dénotée » de ce que l’écrivain pourra y voir (au sens où Roland Barthes entend la « dénotation », et l’oppose à la « connotation », dans _S/Z_ : le sens littéral, non affectif d’un signe linguistique). Puis de sceller ces notes dans une enveloppe fermée à la cire. Et, une fois rentré à la maison, dans les jours qui suivent, au cours du même mois, d’écrire ses souvenirs liés au lieu en question. Et, là aussi, de les enfermer dans un pli amené à rester clos au moins jusqu’à la fin de son entreprise, en 1981. L’idée de départ est de se retrouver, en bout de parcours, avec deux-cent quatre-vingt-huit (12 × 2 × 12) enveloppes qui seraient comme autant de « bombes du temps », témoignant d’un triple écoulement du temps : l’évolution même des lieux (immeubles détruits ou construits, etc.), l’évolution des souvenirs de Perec et l’évolution de son écriture.

La première année, l’écrivain est particulièrement consciencieux, ses visites sont d’une régularité irréprochable. La deuxième année est marquée par quelques – petits – retards… Et au cours des années suivantes, perturbé par la hantise de « ne pas savoir regarder – et, surtout, de ne pas savoir re-regarder », de « ne pas noter assez… ou trop… ou mal », Perec est de plus en plus paresseux et de plus en plus en retard sur le schéma initial, allant même un mois jusqu’à se rendre à l’avenue Junot, à Montmartre, pour finalement glisser dans l’enveloppe les quelques mots « L’avenue Junot m’emmerde. » En 1973, très occupé par l’adaptation cinématographique de son roman _Un homme qui dort_ qu’il coréalise avec le cinéaste Bernard Queysanne et qui comprend une longue séquence finale dans les ruines des maisons détruites de la rue Vilin, Perec triche en décrétant que, cette année-là, pour n’importe lequel de ses douze lieux-clés, toute séquence filmée pourra faire office de description (cinématographique, documentaire) et l’exonèrera d’un relevé (littéraire, littéral) tel qu’initialement prévu. Le projet continue à battre de l’aile en 1974 et en 1975, Perec y met fin. Se retrouvant avec environ la moitié de la quantité d’enveloppes imaginée au départ, et ayant de toute façon mis à mal son protocole initial, il se résout à ouvrir certaines enveloppes pour nourrir (d’un terreau, d’une matière documentaire) plusieurs de ses livres, comme  W ou le Souvenir d’enfance (alternant, en 1975, chapitres de fiction et d’autobiographie) ou La Clôture (combinant poèmes et photos de la rue Vilin, en 1980).

Entre les deux ouvrages, en mai 1978, Perec aura cependant fait une dernière description d’un de ses douze lieux, le carrefour Mabillon, mais en changeant délibérément d’outil et de média : la bande magnétique remplace le papier, la voix remplace l’écriture. Dans le cadre de l’Atelier de création radiophonique de France Culture, Perec s’installe dans un autocar-studio et, pendant plus de six heures, décrit à haute voix ce qu’il voit (surtout les véhicules et les passants) : « Eh bien, j’y vais, alors… Mabillon, le 19 mai 1978. Le temps est pluvieux. La circulation est plutôt fluide. La plupart des gens ont leur parapluie ouvert. [environ 5 secondes de blanc] Je suis au carrefour Mabillon, je vois devant moi l’amorce de la rue du Four, la portion du boulevard Saint-Germain entre Mabillon et Saint-Germain-des-Prés et, en tournant un peu la tête, le début de la rue de Buci. [env. 10 secondes de blanc] Une femme passe avec un imperméable rouge ; une autre avec un cabas. Un autobus 86. Un camion de fruits et légumes Charles Prévot. [...] » De retour en studio, au montage, cette matière brute est retraitée à la fois par coupes et par adjonctions : Claude Piéplu lit des bribes d’inventaires écrits par Perec à partir de ses observations de terrain : « 407 camions, dont, en particulier / 33 camions de couleur bleue / 30 camions de déménagement / 29 camions de livraison de boissons / 11 camions frigorifiques / 11 camions des postes / 10 camions de couleur verte / 9 camions de fruits et légumes [...] » ou « Plusieurs centaines, sinon plusieurs milliers, de passants des deux sexes, parmi lesquels, en vrac / Onze bébés promenés dans des landaus / Un boucher / Cinq hommes chauves / Un curé avec une longue barbe / Une dame en train de manger du chocolat / [...] »

Au-delà de l’humour pince-sans-rire (encore accentué à l’écoute par la diction de celui qui restera à jamais, dans l’imaginaire collectif, « la voix des Shadocks ») dans une approche quasi « tatiesque » de l’observation de ses contemporains, on retrouve ici trois des principaux fils rouges de tout le parcours créatif de Perec : la description de lieux (surtout parisiens), la beauté de la liste et de l’énumération (Cf. aussi, par exemple, le projet Je me souviens ou la triple énumération au début du documentaire Récits d’Ellis Island) et, enfin, la conscience implicite que, dans la société de consommation où nous évoluons, les objets (et par ricochet, leur identité de marques – « 79 Volkswagen / 28 deux-chevaux / 22 DS [...] ») balisent désormais autant notre existence que le vivant (plantes, animaux, humains) qui nous entoure.

L’écriture de Perec est plus poétique qu’explicitement politique. On se permettra cependant de ne jamais oublier que les mêmes modèles d’organisation industrielle détruisent autant qu’ils ne produisent. Et que c’est l’industrialisation folle de l’extermination de l’homme par l’homme qui, en 1943 à Auschwitz, a amené la disparition, à l’âge de trente ans, de Cyrla Szulewicz, la mère du futur écrivain. Une mort qui l’a hanté toute sa vie.

(Philippe Delvosalle)


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