Quand, au milieu des années quatre-vingt, Bill Fontana (Cleveland, Ohio – 1947) prend contact par écrit avec la branche expérimentale de la radio allemande WDR, il se présente lui-même comme un « American artist working in the medium of the sound sculpture ». « Sculpteur sonore », donc ? Sur les traces d’un Marcel Duchamp déplaçant un urinoir ou une roue de vélo du champ du prosaïque ou du quotidien vers le champ de l’art, il s’agit pour Bill Fontana et ses pairs de déplacer des sons hors de leur contexte pour sublimer leur apparente banalité et titiller la curiosité de l’oreille.
La longue pièce d’une heure Öhrbrücke / Soundbridge-Köln-San Francisco commence par une assez longue introduction plutôt didactique (« Ce que vous allez entendre… ») en anglais et en allemand, qui nous rappelle qu’avant de devenir un CD en 1994, cette œuvre fut d’abord diffusée en direct, dans l’espace public et à la radio, sans livret d’accompagnement, pour un public a priori non prévenu, tombant sur le mix de Fontana par hasard. Et cette introduction commence elle-même par une citation de la conférence-manifeste « The Future of Music : Credo » au cours de laquelle John Cage, en 1937, s’inspirant de L’Art des bruits du futuriste italien Luigi Russolo, réclamait l’élargissement du spectre sonore de la musique à tous les sons des univers tant naturels qu’urbains – donc aussi aux bruits – et même aux sons artificiels et synthétiques pas encore dénommés « électro-acoustiques » : « Où que nous soyons, ce que nous entendons est majoritairement du bruit. Quand nous tentons de l’ignorer, cela nous dérange. Si nous l’écoutons, cela nous fascine. » Ce premier déplacement du statut du son, du subi et de l’entendu vers le choisi et l’écouté est, sans doute, le premier geste du sculpteur sonore. Le geste d’enregistrer ce son pour en garder la trace viendra très vite. Celui de le rediffuser, aussi.
À cette intuition pionnière du Cage de la fin des années 1930, l’ex-étudiant en philosophie Bill Fontana surimpose, quatre à cinq décennies plus tard, sa conscience des multiples significations d’un son : « Qu’est-ce que ce son que j’entends maintenant ? Ce son est la somme de toutes les possibilités d'écoute qu’il offre. » Dans son propre parcours, après avoir quelque temps enregistré les espaces vastes et faussement vides et désertiques du bush australien, il se met, à l’articulation des années 1970 et 1980, à enregistrer des « sound sources of large physical scale », soit immobiles et grandes en dimensions (déjà des ponts), soit en mouvement (passages de trains et d’avions) qui le poussent à multiplier les micros et les pistes d’enregistrement. Assez naturellement, à ces premiers enregistrements huit pistes correspond d’abord une diffusion via huit haut-parleurs. Mais, très vite, la radio attire Fontana dans la mesure où elle démultiplie énormément le nombre et la variété des lieux de rediffusion – chaque poste de radio de chaque individu implique une autre situation de déplacement du son. « The idea of this kind of simultaneous displacement of sound through radio intrigued me, because I would imagine all of the different contexts that the sounds were heard in. » Lorsqu’en plus la diffusion a lieu en direct, sans passer par l’étape intermédiaire d’un enregistrement, pour Fontana la surprise redevient possible et la sculpture cesse d’être figée pour devenir une « sculpture vivante ».
Ainsi, le 31 mai 1987, de 18h00 à 19h00 (heure locale), Bill Fontana mixe depuis Cologne les sons provenant – en direct, par satellite – de dix-huit micros posés en des endroits stratégiques de San Francisco et en dix-huit points de captation disséminés en bord de Rhin, dans le quartier du Dom (cathédrale) et de la Hauptbahnhof (gare). Sa pièce est diffusée à la fois sur le parvis de la gare de Cologne (le nœud qui relie la ville au reste de l’Allemagne et du monde) et via les ondes hertziennes sur environ deux cents stations de radio nord-américaines et européennes. Les cornes de brume et les percussions métalliques des joints de dilatation du Golden Gate Bridge (inauguré en 1937 et mythifié par Vertigo d’Alfred Hitchcock vingt et un ans plus tard, le pont fête cette année-là ses cinquante ans) répondent aux cloches des églises allemandes. Les cris des mammifères marins des Farallon Islands (îles situées à trente milles marins du pont et visibles depuis celui-ci) se détachent sur le bruit de fond des vagues provoquées, très loin de là, par les bateaux sur le Rhin. Sa longue proposition sonore, suggestive et hypnotique, joue la carte des lents glissements et de la complémentarité plutôt que des brusques ruptures et du soulignage des différences. Malgré leur disparité (de nature, de provenance), une série de raisonnements ou de partis pris simples relient pourtant les sons et empêchent la pièce de tomber dans le piège d’une tapisserie sonore qui ne serait que décorative. Il y a d’abord, dans les deux villes, des deux côtés de l’Atlantique, une logique de « visibilité » : l’idée de donner à entendre des sons émanant de points qui sont mutuellement visibles (« being able to hear as far as you normally see »). Voire, dans le cas de la pose de micros au milieu des oiseaux et mammifères marins des îles Farallon, par la connaissance du lien écologique indirect qui existe entre la construction du pont, la modification des vents et courants, la richesse en nutriments des courants irriguant l’île et, en bout de chaîne, l’accroissement de population de la faune sauvage qui y vit. Des subtilités qui ne sont évidemment pas nécessaires au plaisir d’écoute de ce « pont sonore » (en anglais) ou « pont d'écoute » (en allemand) mais qui, en sous-face, contribuent sûrement à donner un ancrage stable à la construction.
(Philippe Delvosalle)