D’entrée de jeu, dans le livret qui accompagne le disque, François Bayle se présente comme « un enfant de la stéréophonie ». C’est dire l’importance qu’il accorde dans son œuvre au placement des sons dans l’espace. Perpétuellement en mouvement non seulement dans le temps mais aussi et surtout dans l’air, dans l’univers temporaire des salles de concert comme dans celui des disques, les sons qu’il diffuse parlent autant, sinon plus, par leur agitation que par leurs textures, ou leurs tonalités. Cette préoccupation pour le déplacement du son autour des oreilles de ses auditeurs, et pour une multiplication des possibilités offertes au compositeur d’intégrer cette donnée – jusque-là peu usitée – à son œuvre, caractérise toute la carrière de François Bayle. Elle l’amènera à choisir la musique électro-acoustique – qu’on appelle alors la musique concrète – plutôt que la composition instrumentale ; elle le mènera à définir ce qu’on appellera ensuite la musique acousmatique, basée sur une utilisation radicale de la spatialisation. Il est pour lui hors de question de se contenter du rapport spatial traditionnel entre le public et la musique, celle-ci ne peut plus simplement lui parvenir de face comme il en est coutume, mais doit pouvoir se déployer librement autour de lui. Si l’orientation classique du spectateur, face à la musique, est avant tout celle du regard, on peut dire que François Bayle veut retrouver – et redonner à son public – celle des oreilles, et à travers elles, celle de l’imagination. Il qualifie ainsi d’utopies ses œuvres longues, véritables « espaces d’immersion prolongés dans le monde des phénomènes ». Plus qu’une résolution narrative, ce qu’il recherche à travers elles est du domaine de la perception sensorielle. L’expérience acoustique permise, provoquée, par le choix des sonorités et par la circulation des sons, est au centre de son travail. Sous ses doigts les objets sonores sont agités d’une étonnante exaltation, une extraordinaire effervescence, il leur accorde une extrême vélocité, leur attribue une précipitation évoquant l’agitation moléculaire, l’hypervitesse des particules.
François Bayle marquera son passage par l’INA-GRM – qu’il dirigera entre 1966 et 1975 – par le développement de nouveaux instruments, principalement informatiques, et par la création de l’Acousmonium. Cet « orchestre de haut-parleurs », conçu comme un « espace de projection pénétrable, disposé en vue d’immersion sonore, d’une polyphonie spatialisée, articulée et dirigée », est en soi une « autre utopie, dédiée à la pure écoute ». Il permet l’expression directe dans la salle, et une réelle mise en scène du son. Celui-ci, exposé sous sa forme pure, déjà détaché de ses origines par l’enregistrement, peut ainsi être réinjecté dans l’espace, et manipulé à sa guise par le compositeur. Toute son œuvre est ainsi étonnamment marquée par une présence très marquée du geste : start/stop, pan manuel, entrée et sortie des sons dans l’espace…
Les « utopies » sonores qu’il réalise de cette manière métamorphosent ces sons, leur confèrent une nouvelle fonction, une nouvelle signification. De fragments de réels qu’ils étaient, ils deviennent base d’une nouvelle réalité poétique, d’une série d’univers parallèles – ou comme ici d’espaces inhabitables. Ces mondes inventés sont des constructions complexes, dont les éléments se veulent évocateurs et poétiques à la fois. Malgré l’aspect concret de la musique concrète, il faut éviter de conclure à une relation directe du son de l’objet à l’objet lui-même, comme si un piano n’exprimait que lui-même. La frontière est toujours floue entre l’exploration sonore d’un objet, la poétique de cet objet et les dérives oniriques ou poétiques qu’elle permet. Une fois encore il ne faut pas se laisser abuser par ce terme de musique concrète ; si ses matériaux de base sont bien tangibles, souvent tactiles même, la musique qui en est tirée est, elle, parmi les plus abstraites, en ce sens qu’elle ne se veut ici absolument plus figurative, qu’elle refuse le lien entre la sonorité et l’objet qui la produit. Une balle de ping-pong chez Bayle ne parle pas de sport, pas plus qu’une presse hydraulique n’y parle d’industrie.
Depuis Pierre Schaeffer, le praticien de musique concrète se débat dans ce paradoxe, et cherche à se positionner par rapport à cet aspect illustratif, ou littéral, que l’enregistrement risque – ou permet – d’apporter à la musique. À l’opposé de compositeurs plus « réalistes » ou plus « naturalistes », Bayle laisse transparaître dans ses œuvres l’influence de la littérature de Jorge Luis Borges, Roger Zelazny ou Jules Verne, ou de la peinture de Max Ernst et Paul Klee. Ce sont des tentations surréalistes, aux accents lyriques, qu’il traduit en son, par une sensation de vitesse, de chute, de tournoiement, par des trajectoires, des éclaboussures. Si quelques-uns de ses titres donnent des indications spatiales ou des pistes symboliques, il se défend aujourd’hui d’avoir jamais voulu faire une musique à programme, et insiste, dans le cas de Camera obscura et des Espaces inhabitables, sur ce qu’il appelle « la concision japonaise de chacun des mouvements » et sur leur fonction exploratoire. Véritables tests en laboratoire, ce sont des variations sur diverses méthodes de traitement du son, mettant en œuvre, comme il le dira ailleurs « quelques figures du temps, celle qui presse et fuit – qui bat et martèle – qui déferle en vague – qui se retire, s’inverse – qui éclabousse en gerbe – qui ruisselle en pluie – qui coule, en s’égrenant – qui perle lentement – qui gicle par saccades – qui gire en tourbillon – qui s’évapore… »
(Benoit Deuxant)