Jean DUBUFFET

  • EXPERIENCES MUSICALES DE JEAN DUBUFFET OU LA MUSIQUE CHAUVE (ED9060) écouter

On se souvient de Jean Dubuffet (Le Havre, 1901-Paris, 1985) essentiellement pour deux pans de son activité artistique : d’une part, sa propre production picturale et sculpturale, d’autre part, soixante années de curiosité et quarante de militance dévouée et combative pour ces expressions nées en dehors du milieu de « l’art culturel » pour lesquelles, en 1945, il inventa l’expression d’Art brut (art de fous, de prisonniers, de paysans autodidactes, créations dites « médiumniques », etc.). Il existe bien évidemment des points de convergence et des porosités entre ces deux versants de son travail, reliés par une même sensibilité et une même vision du monde. Une franche hostilité vis-à-vis de cet « art culturel », engoncé dans ses certitudes, que Dubuffet considère comme pathétiquement bloqué « dans des voies trop étroites » (entretien avec la Télévision suisse romande, 1976) dont les premières traces de méfiance sont peut-être déjà décelables en 1918 lorsque, monté à Paris, il quitte après six mois les cours de peinture de l’Académie Julian.

Jusqu’en 1942, son rapport à la peinture restera compliqué. Doutant de son art, et probablement aussi déjà de l’Art en général, il lui tournera le dos de 1924 à 1933, d’abord pour exercer différents petits métiers en Amérique du Sud, puis pour prendre sa place dans le négoce de vins de son père. Même si, de 1933 au début de la Deuxième Guerre mondiale, il combinera commerce et exercice non professionnel de la peinture, ce qui est aujourd’hui vraiment considéré comme le tronc de son œuvre plastique ne couvre que la période qui va de 1942 à sa mort en 1985. Soit : la deuxième moitié de sa vie. Et s’il avait déjà été marqué en 1923 par les cahiers de Clémentine Ripoche, une artiste visionnaire s’étant jetée corps et âme dans l’interprétation de la forme des nuages, ainsi que par le désormais célèbre livre fondateur Bildnerei der Geisteskranken (Expressions de la folie, 1922) du médecin et historien de l’art Hans Prinzhorn, c’est en 1945 (donc au tout début de sa propre période de création intense) qu’il entreprend un voyage marquant en Suisse, à Lausanne et près de Berne, à l’hôpital psychiatrique de Waldau où avait vécu le peintre Adolf Wölfli. La même année, il se rend aussi à l’asile de Rodez où il rencontre le docteur Ferdrière, le médecin d’Antonin Artaud. Dès ce moment où il commence à se consacrer entièrement à l’art, Dubuffet associe donc, en tant que collectionneur, théoricien et défricheur, l’exploration des luxuriantes terrae incognitae de l’Art brut et, en tant que peintre, dessinateur et sculpteur, la recherche de ses propres formes et moyens d’expression. Même s’il n’a jamais copié ceux qu’il a parfois appelés les « refuseurs » (qui se plaçaient en marge de la société, en marge de l’art bourgeois), il est cependant clair que le fait de les côtoyer, de leur vivant ou par leurs œuvres interposées, a influencé ses propres investigations, dans le sens d’un désapprentissage des codes de représentation et des comportements issus de l’art académique.

Un autre chapitre (peu connu et court, mais intense) du parcours de Jean Dubuffet établit, lui aussi, un pont entre son intérêt pour l’art brut et ses propres créations. Expériences musicales et Musique phénoménale sont deux coffrets de six et quatre disques 25 cm de sa musique que la Galleria d’Arte dell Cavallino (Venise) publia en 1961. Vers Noël 1960, le peintre danois Asger Jorn (1914-1973), ancien membre fondateur du mouvement CoBrA qui venait de quitter l’Internationale situationniste, avait proposé à Dubuffet d’improviser de la musique avec lui. Sans tarder, Dubuffet avait acheté un enregistreur à bandes Grundig TK35 (qui se retrouve dessiné par ses soins sur la très belle pochette de la réédition de 1973) et le 27 décembre 1960, les deux comparses enregistraient leur premier morceau, « Nez cassé ». Puis, très excités par le moment qu’ils venaient de vivre, ils décidèrent de se revoir au plus vite et de nombreuses séances furent organisées au cours des mois suivants. Jorn avait une petite expérience du violon et de la trompette ; Dubuffet avait jadis suivi des cours de piano et plus récemment joué de l’accordéon mais ce double, léger, bagage musical fut très vite volontairement mis de côté, les deux amis préférant « tirer des effets inédits des instruments » (Dubuffet, avril 1961).

Dubuffet consacra rapidement une pièce de sa maison à ses activités musicales. Il y entreposa une collection d’instruments qui atteignit vite les cinquante unités : piano (d’assez moyenne qualité), violon, violoncelle, flûtes variées, trompette, basson, orgue à bouche chinois, xylophone, cymbalum, cithare, guitare, balafon, tambour de geisha, etc. Ignorants à l’époque, d’après leurs propres dires, des développements de la musique sérielle, dodécaphonique ou concrète, Jorn et Dubuffet se retrouvaient, en l’assumant très bien, dans une sorte de situation de retour à l’enfance, de non-maîtrise quasiment totale des outils d’appréhension du monde qu’ils étaient en train d’explorer, que ce soit au niveau du maniement des instruments de musique ou de celui du b.a.-ba. des réglages du magnétophone. « J’ai éprouvé plus tard au contact des techniciens que toutes leurs précautions et installations ont en contrepartie de certains avantages un bien fâcheux effet inhibiteur et aussi que les enregistrements obtenus, pour plus clairs qu’ils soient à l’oreille, plus exempts de bavures et de menus accidents, n’en parlent pas pour cela plus à l’esprit. Je crois qu’en tout domaine l’art a tout à gagner à simplifier les techniques auxquelles il doit recourir. » (op. cit.)

Dubuffet se prit tellement au jeu qu’entre les visites de Jorn il se mit à travailler seul sur leurs enregistrements en tentant des expériences de manipulation de la bande magnétique : « J’opérais par petits fragments, effaçant et recommençant les séquences mauvaises et organisant à l’aide des ciseaux et du papier collant, des coupures, des soudures et des assemblages. » (op. cit.) Avec quelques années de retard sur les pionniers d’une utilisation plus savante et contrôlée du magnétophone (Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio, etc.) mais presque synchrones des approches plus sauvages de la machine par Henri Chopin (qui s’achète son premier magnéto en 1955) ou par un autre ex-peintre CoBrA, Karel Appel (dont la Musique barbare sort en LP en 1963), Jean Dubuffet et Asger Jorn ouvrent, sans doute en partie sans s’en douter à l’époque, la voie à une lignée disparate de musiciens assumant leur non-virtuosité et privilégiant l’invention et l’étonnement à la justesse de l’exécution. On pense ici aux Shaggs, au Portsmouth Sinfonia (un orchestre fondé par Gavin Bryars en 1970 et dont les musiciens ne jouent pas de leur instrument habituel), aux expériences de Lol Coxhill ou de Brötzmann et Bennink avec des enfants jusqu’au mouvement lo-fi (basse fidélité) des années 1990 ou à la branche finlandaise du free folk psychédélique des années 2000 par exemple.

(Philippe Delvosalle)

Jean-Pierre Armengaud, La Musique chauve de Jean Dubuffet (Séguier, 1991).
Fondation Dubuffet > http://www.dubuffetfondation.com/


(1991) MEDIAQUEST

Îlots: Utopie (également relié aux ilots Bruit, Recyclage )

Glossaire: Bande magnétique (manipulation), Bruitisme , Pionniers, Travail sur la voix, art brut

Artists

DUBUFFET, Jean
0