Scanner est le pseudonyme de Robin Rimbaud, qui continua à porter ce nom bien après avoir (presque) renoncé à utiliser cet appareil dans sa musique. Ses débuts attirèrent immédiatement l’attention, déclenchant la controverse lors de la sortie de ses trois premiers albums, trois volumes de collages réalisés à partir de captation illicite de conversation mobilophonique grâce à un appareil appelé scanner, donc, permettant de s’immiscer dans les communications intimes de personnes ignorant qu’elles sont pour ainsi dire « sur écoute ». Trois volumes de conversations privées (voire très privées et quelquefois grivoises, jusqu’à franchement explicites) montées bout à bout, mais dont tous les noms propres (lieux et personnes) ont été expurgés. Une controverse immédiate et des questions théoriques en tous sens : Est-ce de l’art ? Est-ce de la musique ? Est-ce légal ? Est-ce moral ? Aucune de ces questions ne possède vraiment de réponse, une seule chose était sûre : c’était fascinant. Un mélange de voyeurisme, d’espionnage et d’un paysage sonore extrêmement beau dans sa simplicité et sa radicalité. Les ondes téléphoniques devenant l’égale des ondes radiophoniques dans l’imaginaire sonore, elles seront comme ces dernières détournées, sublimées, anoblies, magnifiées. Le son des mots chuchotés, en secret, croyait-on, dans un appareil prêt à toutes les trahisons, ces mystères et ses cachotteries qu’on pensait pouvoir dissimuler, mais aussi le son de l’éther lui-même, dans les moments de silence entre les phrases, les respirations de l’atmosphère et les sursauts de l’électronique, tous ces éléments vont devenir vocabulaire d’une nouvelle poétique qui se poursuit aujourd’hui, presque vingt ans plus tard (les premiers albums de Scanner sont parus en 1992).
L’essentiel n’est pas toutefois dans le discours de ces voix, leur incessant bavardage ne dévoile que peu d’indiscrétions. Passées les premières médiocres divulgations, trafic de drogue, offre de sexe, algarade entre deux inconnus, l’attente du limier est promptement déçue, ce qui est dit n’était pas forcément caché, il était seulement gardé pour soi, parce que trivial, et privé. Mais la réponse à cette fascination, à cette curiosité mal placée, est ailleurs : dans l’accumulation, dans la musicalité dissonante de la profusion. Ces voix et ces sons trouvés, volés, sont ici déterritorialisés par l’enregistrement, transposés de la sphère privée à un espace public global illusoire, où nous n’avons pas pour autant de place précise. Ces conversations ne s’adressent pas à nous, elles ne nous communiquent rien, elles n’expriment rien tant que leur présence, leur simple existence, ainsi que leur nombre, et la possibilité que nous avons à présent de les surprendre, de les intercepter. Commentaire sur la technologie de la surveillance, les enregistrements de Scanner ne soulignent au final que l’insignifiance de l’observation de masse. À l’instar des écoutes policières des gouvernements les plus paranoïaques, de feue l’Allemagne de l’Est aux États-Unis du Patriot Act, au Royaume-Uni et son réseau hypertrophié de caméras de surveillance, les données collectées par ces dispositifs se révèlent souvent d’une très faible valeur, et d’une quantité asphyxiante. Leur masse chaotique ne révèle que rarement de l’inédit, du pertinent. Par la flagrante banalité de ces observations et des renseignements obtenus à ce prix, par le parasitage de l’information qu’elle représente, elle montre que la masse grouillante de ces échanges ne produit qu’une complexité inutile, et inutilisable, dont les retombées sont relativement pauvres. Privées elles étaient, et codées comme telles, et ainsi resteront sans intérêt pour quiconque n’en était pas le destinataire réel. Il faut alors admettre que le voyeurisme de l’écoute ne comblera aucun besoin sinon lui-même. Nous n’étions pas conviés à ce dialogue, nous n’y trouverons aucune place, et nous nous y perdrons. Comme l’écrit Peter Szendy dans son livre Sur écoute. Esthétique de l’espionnage : « Il n’y a pas de dispositif panoptique ou panacoustique qui puisse m’attribuer un point d’écoute rassurant. Je suis moi aussi, moi qui le suis, entraîné jusqu’à un certain point dans la traque musicale qui se joue à l’improviste. » Le résultat est avant tout global, les éléments isolés n’ont d’utilité que dans la représentation qu’ils donnent par leur addition d’un lieu, d’un espace. Scanner insiste sur cette vision de l’espionnage comme outil de représentation d’un paysage, d’une ville, et Peter Szendy le rejoint sur ce point, adoptant lui aussi, plus loin, la position du topographe – qu’il métamorphose au moyen du néologisme taupographe, le géographe espion. Il décrit l’écoute furtive de Scanner comme semblant « se prêter tout particulièrement à rendre compte de l’oreille attentive au jaillissement d’une improvisation qui se compose et se recompose sans cesse, comme un paysage qui se déploie pour une vue à vol d’oiseau ou comme un territoire qui se découvre à mesure qu’on l’explore. »
(Benoit Deuxant)