Steve RODEN

  • LIGHT FORMS (MUSIC FOR LIGHT BULBS AND CHURCHES) (XR737U) écouter

Portrait en minuscule

Lowercase (« bas de casse ») est le terme anglais qui désigne les minuscules dans le domaine de la typographie. Si à l’origine, l’écriture manuelle ne connaissait que les lettres majuscules, un nouveau type d’écriture s’est développé au VIIIe siècle pour distinguer les passages moins importants d’un texte ; les lettres minuscules furent ainsi utilisées pour dénoter les noms plus communs, ou pour noter plus rapidement des textes moins officiels. L’usage mélange aujourd’hui les deux écritures mais conserve des traces de cette hiérarchie, les majuscules débutant les phrases ou les noms propres. Lowercase est également le terme qu’a détourné Steve Roden pour parler de sa musique et de celle d’autres musiciens pratiquant comme lui une musique extrêmement minimaliste, où des sons de faible amplitude sonore sont présentés, généralement encadrés par de longues périodes de silence. Le genre qu’il recouvre relie le travail contemporain de musiciens comme Bernhard Günter, Francisco Lopez, ou Steve Roden lui-même à celui de musiciens les ayant précédés comme Morton Feldman ou John Cage, ainsi qu’à celui de peintres comme Agnès Martin ou Robert Ryman. Comme eux, ils concentrent l’attention sur des événements dissociés, de faible intensité, isolés dans un espace neutre. L’effet d’encadrement obtenu par ce canevas vide extrait les sons de leur contexte et leur accorde une dimension nouvelle. L’analogie avec la peinture n’est bien sûr pas innocente dans le chef de Steve Roden qui partage son temps entre un travail de plasticien et un travail de musicien, utilisant souvent un même point de départ pour les deux types d’activité. Ce point de départ est quelquefois un concept, une idée formelle, mais aussi souvent un matériau concret, exploré à travers les deux pratiques.

Une partie de sa discographie consiste ainsi en une série d’explorations obsessionnelles d’objets, de matières, d’espaces ; chaque pièce, mais aussi souvent chaque disque, étant consacré à une source unique. Par une écoute attentive, dans un contexte « calme », c’est-à-dire neutre, dépourvu d’interférences, des sons généralement ignorés, ou habituellement noyés dans un contexte qui les dissimule et les écrase, sont proposés à la contemplation de l’auditeur. Dans la vie quotidienne, ces sources sont ordinairement victimes de leur délicatesse, de leur faible niveau de présence. Par leur banalité ou leur subtilité, elles échappent à la perception de l’auditeur, qui ne les extrait du barrage d’informations qui l’entoure qu’au prix d’un effort, d’une décision, ou d’une rêverie. En inversant les proportions de la perception, et la distribution de ces sons dans une hiérarchie de la sensibilité, Roden compose un paysage sonore alternatif, à rapprocher sans doute des possible landscapes de Jon Hassel, sans la composante géographique de ceux-ci. Un renversement s’opère alors des dimensions normales des éléments sonores sélectionnés, s’opposant à l’habituation sonore, à travers l’effacement d’événements à l’origine proéminents, et leur remplacement par des bribes de réalité plus fragiles. L’espace nouveau ainsi créé peut être vu comme le Doppelgänger de l’espace d’origine, son double fantomatique, ou son image en miroir.

Si une grande part des pièces sonores de Steve Roden découle ainsi d’une matière sonore prédéterminée, beaucoup d’autres partent de jeux, de contraintes conceptuelles, de systèmes formels arbitraires. Ces systèmes consistent ainsi souvent en une traduction périlleuse d’un domaine à l’autre de contraintes, de paramètres, de règles structurelles de compositions. Ainsi des processus visuels comme un choix de couleurs, une architecture, un inventaire (nombre et forme d’éléments) sont appliqués au son, ou à l’inverse des critères musicaux comme le volume, la tonalité, ainsi que des procédés (écho, delay, réverbération) sont appliqués au dessin, à la peinture, à la sculpture. D’autres fois encore, ce sont des éléments extérieurs qui viennent servir le processus créatif, ainsi le passage par le texte, par la notation, par la cartographie, est régulièrement employé comme base commune à des actions plastiques ou musicales. Le transfert aléatoire d’informations d’un champ à l’autre est assumé comme entièrement artificiel mais son usage n’est pas gratuit pour autant. Selon Roden, ces agencements élaborés autour de conventions strictes, de déterminations théoriques, produisent paradoxalement les conditions adéquates pour une libération de l’imagination de l’artiste, qui peut à travers des décisions intuitives, des choix d’orientation disciplinés ou au contraire illogiques, « jouer » à l’intérieur de son propre système avec plus d’abandon que selon les méthodes traditionnelles. En évitant toute tentation narrative ou référentielle, ces méthodes lui permettent de créer des paysages sonores ou visuels échappant à tout codage logique, toute intentionnalité ainsi qu’à tout rapport littéral à la réalité. Elles permettent à l’auteur comme au spectateur de désapprendre les perceptions usuelles de cette réalité et d’en faire l’expérience selon des termes nouveaux.

(Benoit Deuxant)


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RODEN, Steve
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