Le field-recording est le genre musical qui semble se rapprocher le plus de l’objectivité du reportage, et d’une vision neutre, vraie de la réalité. On sait dans le domaine du cinéma que la méthode documentaire n’empêche pas d’imprimer un point de vue d’auteur sur le travail fini, d’y ajouter un discours, un style, une patte personnelle. L’équivalent est vrai en musique où la sélection, le cadrage, le mixage d’éléments du réel, restent un point de vue, une vision singulière qui en dit autant sur l’artiste que sur son sujet. On peut se demander, dans le cas présent, si le choix de la thématique de cet album n’est pas un moyen, justement, d’éviter le choix, et de réaliser à travers un fil conducteur quasiment arbitraire, un disque dont le son est au final le vrai objet. Bien sûr, une thématique n’est jamais innocente, et celle-ci, qui est à la fois un sujet élémentaire (au sens premier puisqu’il concerne un élément fondamental : l’eau) et dans certains cas lié à d’autres problématiques comme l’écologie, l’alimentation, le climat, reste une base idéale pour une approche documentaire, examinant l’acheminement de l’eau sous toutes ses formes, de l’irrigation des rizières du Vietnam au pompage de l’eau au Bangladesh. On pouvait difficilement trouver un terrain qui fût autant matière à questionnement, à explication, à description, et c’est ce qu’aborde Aaron Ximm (le vrai nom de Quiet American) dans le texte qui accompagne le disque, traitant de l’usage de l’eau en Asie, de l’avenir de ses réserves et des différences dans les approches asiatique et occidentale du problème de l’approvisionnement.
Bien sûr, ces enregistrements sont également liés à des souvenirs personnels, des atmosphères, des réminiscences. Comme beaucoup de « phonographes », Aaron Ximm enregistre principalement en voyage, parce que c’est là qu’il est le plus à même de se concentrer, d’une part, étant libre d’autres obligations, d’autre part parce que des environnements nouveaux déclenchent des capacités de perception qu’un contexte trop familier ne lui permettrait pas. C’est ainsi qu’on retrouve à travers la diversité des plages de ce disque un fil conducteur qui n’est pas seulement une thématique, mais la rencontre de l’artiste avec un paysage sonore, et l’ensemble des choix qu’il fait pour en restituer la part émotionnelle. Son oreille a ainsi été attirée de la même manière par tous les sons qui figurent sur cet album, qui possède une cohérence musicale autant que de propos. Ainsi faut-il insister avec lui, malgré l’ironie du titre pseudo-scientifique du disque, et le sérieux du texte qui le complète, sur le caractère fortuit, l’heureux hasard qui a mené aux présents enregistrements, rassemblés a posteriori autour d’un leitmotiv, mais enregistrés avant tout comme musique, comme plaisir contemplatif à trouver dans des « situations » sonores. Comme le dit Aaron Ximm : « Une balade sans destination particulière peut rapidement devenir un exercice de découvertes inattendues (l’intraduisible serendipity). Guy Debord a ainsi défini la dérive comme un flottement intentionnel au long des contours d’une géographie psychologique. » Ce type de flânerie permet des révélations et des plaisirs qu’une construction consciente ne procure pas.
(Benoit Deuxant)